De retour de Rabat, au Maroc, où il a collaboré à la résidence artistique Ubuntu avec des artistes plasticiens sénégalais et sous la direction de Zulu Mbaye, Amadou Elimane Kane, écrivain-poète, enseignant-chercheur, éditeur et fondateur de l’Institut culturel panafricain et de recherche de Yène, revient au Sénégal pour une nouvelle actualité littéraire. Selon lui, la démarche panafricaine, afin de poursuivre la renaissance culturelle et historique, est plus que nécessaire pour bâtir le nouveau récit africain. Aussi, s’est-il exprimé sur l’actualité dramatique qui se déroule en Libye, revenu sur quelques aspects historiques de notre mémoire autour de l’esclavage et apporter sa réflexion sur un aspect économique, celui de la disparition du franc Cfa.
Après la publication de plusieurs ouvrages en 2017, à la fois en tant qu’auteur et éditeur, vous vous apprêtez à publier un nouveau roman, Moi, Sidia Diop ou l’astre d’espérance de la Sénégambie au Brésil. De quoi est-il question dans ce nouvel ouvrage ?
Il s’agit du dernier volume romanesque consacré à la trilogie qui met en scène des personnages à la fois réels et imaginaires, des figures héroïques qui nous parlent de notre histoire. Vous savez, je crois toujours, malgré les horreurs auxquelles on assiste, à la force de la littérature pour dénoncer les injustices et rétablir certaines vérités longtemps écartées de nos trajectoires. Moi, Sidia Diop ou l’astre d’espérance de la Sénégambie au Brésil raconte deux histoires qui s’entrecroisent dans le temps et dans l’espace, celle du Brésil d’aujourd’hui qui porte les traces des racines africaines à travers les épisodes liés à l’esclavage transatlantique et celle du Sénégal du 19e siècle avec le combat de Sidia Diop, un militant de la cause panafricaine, qui a résisté, jusqu’à l’exil, à la colonisation française. J’avais envie de rassembler ces deux histoires au moyen de la fiction pour faire exister ce patrimoine historique trop souvent oublié.
Donc dans ce nouvel ouvrage, vous proposez en quelque sorte une nouvelle écriture de l’histoire africaine…
Absolument ! Mais je ne me considère pas le seul à le faire… Je n’oublie pas tous ceux qui, dans le passé, ont contribué à rétablir notre réalité historique. Je pense à eux, leur travail m’inspire, tous les défenseurs de la justice noire, Cheikh Anta Diop, Aimé Césaire, Frantz Fanon, Léopold Sédar Senghor, Nelson Mandela, tous les acteurs qui ont marqué notre histoire et qui continuent de le faire. Je crois que nous avons viscéralement besoin d’hommes engagés et courageux, qui refusent l’assimilation et la pensée unique, des hommes attachés à la liberté des Peuples, à la justice cognitive, aux valeurs fondamentales humaines, pour dire non seulement la réalité historique et culturelle de l’Afrique, mais aussi pour l’écrire. Cet espace de rétablissement culturel, de réflexion, de dépassement idéologique et de progrès manque cruellement aujourd’hui en terre africaine.
Pour écrire vos romans, comment faites-vous pour choisir les épisodes de notre histoire que vous voulez revisiter ?
Ah, je suis en perpétuelle recherche de ce qui pourrait faire sens dans notre monde contemporain. Comme je suis poète, tout m’écorche et me révolte d’une certaine manière. Qu’est-ce que je peux faire pour apaiser et raviver l’espérance ? De quoi avons-nous besoin réellement pour avancer ? Et comme c’est du domaine de mes compétences, je réécris nos histoires pour faire jaillir toutes les incohérences qui subsistent, pour dire mes indignations, pour révéler nos beautés, nos forces, nos épopées magnifiques qui font partie de notre patrimoine ancestral. Tout cela constitue mon engagement, ma vie. Sinon, pour répondre à votre question, je me questionne beaucoup, j’engage une réflexion sur le long terme pour former une continuité esthétique et littéraire. Je lis sans cesse, je me documente énormément, je passe au crible les textes littéraires qui ont dit des choses que je peux détourner, réinventer, pour répondre à notre problématique contemporaine qui est, à mon sens, la mise en œuvre d’une renaissance africaine citoyenne et éclairée. Pour ce dernier livre, j’ai d’ailleurs fait appel à un de nos grands professeurs qui enseigne au département d’histoire de l’Université Cheikh Anta Diop, Abderrahmane Ngaïdé et qui a écrit la postface du livre, en apportant son regard d’historien et qui soulève la question de la fiction, de la réalité, de l’archive, du document, du temps réel et imaginé, des domaines qui éclairent intelligemment l’écriture.
En écrivant sur l’histoire de l’esclavage, que pensez-vous de ce qui se passe actuellement en Libye sur le sort des migrants ?
Je suis foudroyé, choqué et révolté. C’est une véritable honte. Nous n’en avons pas encore terminé alors que l’esclavage est reconnu comme crime contre l’humanité. Cela prouve que toutes les causes de l’injustice sont perpétuellement à combattre. Quand j’écris un livre comme Moi, Sidia Diop ou l’astre d’espérance de la Sénégambie au Brésil, c’est avant tout pour dire que cela ne doit plus se produire. Et malheureusement, cela se perpétue encore à notre époque. C’est une régression totale du genre humain et je parle de ceux qui le pratiquent. Il y a la Libye, mais aussi la Mauritanie qui continue à avoir ce genre d’avilissement inhumain. On a souvent parlé du commerce transatlantique opéré par les Occidentaux, mais qu’a-t-on dénoncé de l’esclavagisme arabe qui, lui, est antérieur ? Il semble que nous soyons dans une sorte de déni et encore aujourd’hui. Et que dire des autres enclaves ou les migrants qui sont pris en étau par l’Occident qui ferme ses frontières européennes, par les esclavagistes et par certains dirigeants africains qui s’en lavent les mains ? Selon moi, c’est un scandale planétaire et qui n’a pas encore le retentissement que cela devrait avoir. L’Onu condamne, mais que fait-elle concrètement pour que cela cesse ? L’Occident condamne, mais que fait-il à part repousser les migrants au nom d’une législation qui défie toutes les conventions humaines de la ligue des droits de l’Homme ? Et que dire de ces dirigeants africains qui laissent leur pays sombrer et qui envoient ces jeunes migrants dans les mains de ces tortionnaires du 21e siècle ? Que dire de nous-mêmes qui sommes là à attendre ? Il a fallu qu’une chaîne américaine filme cette horreur pour que le monde prenne conscience de ces ignominies d’un autre siècle. Je pense à la phrase de Nelson Mandela qui dit dans son livre Un long chemin vers la liberté qu’«un homme qui prive un autre de sa liberté́ est prisonnier de la haine, des préjugés et de l’étroitesse d’esprit». Voilà ce que je pense de ces hommes qui nous assassinent et que le monde regarde, impuissant, comme s’il n’y avait rien à y faire.
Que proposez-vous que l’on fasse ?
Il faut condamner fermement et ne pas seulement faire des déclarations d’intention. Interdire et condamner ces pratiques avec les lois qui régissent la communauté internationale. Je pense à l’Union africaine qui doit se mobiliser, renforcer la justice et rétablir les droits fondamentaux des Peuples et des migrants. Dans le monde dans lequel nous sommes, voir ces images n’est plus acceptable. Je crois aussi que nous devons bâtir, et c’est notre priorité, au cœur du mouvement de la renaissance africaine, la citoyenneté africaine pour garantir justement l’immunité de ces hommes qui fuient la misère et les guerres, car vous savez, je crois toujours et viscéralement à notre avenir africain, notre possibilité de vivre en harmonie avec les richesses que nous avons et pour faire vivre la croissance qui est la nôtre. Il faut encore que nous constituons un continent uni, fédéré, solide qui s’entende sur les principes fondamentaux de la dignité humaine, de la suffisance alimentaire, de la santé, de l’éducation et de la citoyenneté. Si nous voulons vivre convenablement et faire vivre nos espaces durablement, nous devons construire des remparts qui protègent tous les citoyens dans un cadre d’unité et de solidarité.
Et que pensez-vous du débat économique actuel sur la nécessité de voir une nouvelle monnaie remplacer le franc Cfa ?
Je suis bien sûr favorable à la création d’une monnaie indépendante africaine pour les zones de l’Afrique Centrale et de l’Afrique de l’Ouest. Cela rejoint d’ailleurs mon propos sur l’idée d’un nouveau récit culturel africain qui engage la refondation de nos systèmes politico-économiques et nos institutions. Comment imaginer, encore aujourd’hui, que notre économie soit ligotée et gouvernée par des forces extérieures ? Cette monnaie existe depuis 70 ans et contrôle toujours 15 pays d’Afrique. N’oublions pas non plus que cette monnaie signifie Franc des colonies françaises d’Afrique. Ce qui n’a plus de sens aujourd’hui, à l’exception de nous maintenir sous l’escarcelle de la France qui a, elle-même, abandonné le franc. C’est un frein considérable à notre économie, cela empêche nos exportations à cause de l’ajustement avec l’euro et nous endette de manière catastrophique. Cela ne profite qu’aux investisseurs étrangers et à la Banque de France qui continue d’imprimer nos billets. Autrement dit, c’est encore la France qui décide de notre survie. Si l’on veut parvenir à une réelle émancipation qui décolonialise à la fois notre économie et nos esprits, nous allons devoir créer notre propre monnaie d’échange, mais cela passe par une réforme structurelle profonde de l’économie globale africaine qui exige du courage de la part des élites et des dirigeants pour conduire cette mutation qui, elle seule, pourra rétablir l’équité monétaire et économique pour favoriser l’émergence réelle de notre croissance annoncée.
Quelles sont vos projets et vos perspectives pour 2018 ?
Dès janvier, je ferai la promotion de mon nouveau livre Moi, Sidia Diop ou l’astre d’espérance de la Sénégambie au Brésil. Puis avec la maison d’édition, nous avons aussi le projet d’une autre publication, celle de Isabelle Chemin qui a écrit un essai littéraire consacré à mes travaux d’écriture et qui s’intitule Amadou Elimane Kane ou l’imaginaire de la Renaissance africaine. C’est une belle initiative que j’ai envie de porter. Je vais aussi poursuivre le partenariat avec l’Académie de la Guadeloupe où j’étais l’invité d’honneur en mars dernier pour un hommage au poète Guy Tirolien. J’ai pu y rencontrer des poètes, mais aussi des étudiants et des professeurs. J’espère pouvoir organiser un échange culturel et pédagogique en terre sénégalaise à l’Institut culturel panafricain de Yène. Je suis aussi invité de nouveau au Maroc, dans le cadre des Journées culturelles sénégalaises, organisées par les étudiants. Puis à la rentrée scolaire de 2018, nous avons le projet d’une résidence artistique et culturelle pour l’Académie de Paris en France. Vous voyez, que de belles choses qui me font vibrer ! Voilà mes souhaits pour 2018, ceux d’assurer la continuité culturelle pour valoriser notre patrimoine et notre créativité.