Pendant les dix ans qu’a duré la guerre civile en Sierra Leone, des milliers de personnes ont été tuées. D’autres ont subi des actes de barbarisme, amputées de leurs bras, jambes, ou tout simplement démembrées. Dans le cadre d’une visite de presse organisée à travers le pays, des journalistes sierra-leonais, ghanéens et sénégalais ont pu se rendre compte des ravages de la guerre dans ce petit pays de l’Afrique occidentale.

En quittant la localité de Miles 91 dans le Nord de la Sierra Leone, il faut parcourir une trentaine de kilomètres sur une piste latéritique parsemée de nids de poule, pour arriver à Kumrabai. Ce petit village de quelques centaines d’habitants a inscrit son nom dans l’histoire de cette lutte fratricide qui, pendant une dizaine d’années, a déchiré la Sierra Leone. Au centre du village où nous sommes accueillis par les chants et danses des femmes, se dresse un monument aux couleurs des Nations unies. Des carreaux bleu et blanc, des barrières de la même couleur et une stèle. Elle commémore ce moment historique où les frères belligérants du conflit ont accepté de déposer les armes. C’était le 8 décembre 2002. Mohamed Seesay a assisté à cet instant. «Des groupes de soldats sont arrivés subitement dans le village. Nous avons eu peur mais ils n’étaient là pour nous. Ils ont attendu l’arrivée des rebelles du Front révolutionnaire uni (Ruf). Quand le Général Issa Sesay est arrivé avec ses troupes, ils étaient armés jusqu’aux dents. Il a rejoint le Général Daniel Opandé de l’Unamsil, la force des Nations unies en Sierra Leone, et le Brigadier général Alhassan des forces gouvernementales», raconte-il. Ces trois groupes, qui étaient parties prenantes de cette guerre civile, avaient décidé de discuter et trouver le moyen de mettre fin au conflit grâce à l’engagement d’un homme, Ahmed Mouksin Sesay. «Ils se sont enfermés dans la mosquée pour discuter. Quand ils sont sortis, Issa Sesay a demandé aux villageois s’ils voulaient la paix. Ensuite, tous les trois se sont dirigés vers le lieu où se trouve le Monument de la Paix. Ils se sont donné la main et leurs troupes ont toutes déposé les armes. Soldats et rebelles ont alors fraternisé. C’était la fin de la guerre», rappelle Mohamed. Cet acte de haute portée intervient après dix ans de luttes fratricides ayant conduit ce petit pays de l’Afrique de l’Ouest au bord de l’abîme. A l’occasion d’une visite de presse organisée dans le cadre du programme Emap, mis en œuvre par Minority rights group Africa (Mrga), Media reform coordinating group (Mrcg) de la Sierra Leone, Fahamu du Sénégal, sur financement de l’Union européenne, un groupe de journalistes a pu se rendre compte des ravages de la guerre sur ce pays.

Barbaries, tortures et morts
Pendant dix longues années, des factions rivales se sont affrontées sur le territoire sierra-léonais. Ce conflit extrêmement meurtrier a fait officiellement 120 000 victimes. Mais il a surtout laissé derrière des milliers de personnes amputées de leurs membres et à jamais marquées. Il faut dire que pendant toute cette période, les bandes rebelles du Ruf, celles des Kamajors et même des forces gouvernementales ont rivalisé d’imagination pour commettre les pires atrocités. Et souvent, ces atrocités ont été faites sciemment, de façon à maintenir une chape de peur sur les populations et les empêcher de travailler ou encore de participer aux élections.

Freetown, la capitale sierra-léonaise, vit au rythme trépidant de ses «keke», ces tricycles de transport en commun. Le ciel laisse échapper de petits orages, mais très vite, le soleil reprend ses droits. Et les profondes tonalités du paysage offrent alors une vision paradisiaque des lieux. A Grafton, à la périphérie de Freetown, le Camp des amputés et des blessés de guerre accueille près de 881 familles. Construit par le Norvegian Refugee Council, c’est à l’entrée que nous sommes accueillis par un groupe d’une dizaine de personnes. La plupart ont un membre en moins. Abou Cissé appuie son moignon de jambe coupée en haut des cuisses sur sa béquille. Quand les rebelles ont attaqué son village, tout a été brûlé et il a reçu une balle à la jambe. Pendant 6 mois, il a attendu d’être soigné, mais il n’y avait pas de médicaments disponibles et aucun moyen de rallier Freetown, les routes étant occupées par les rebelles. Quand finalement il est arrivé à l’hôpital, il n’était plus possible de sauver sa jambe. Agé de 49 ans aujourd’hui, Sékou Konté a perdu sa main dans des circonstances particulièrement dramatiques. Quand les rebelles ont attaqué son village, les 65 personnes qui avaient survécu à l’attaque ont été divisées en deux groupes. Les 25 ont été tout simplement enfermées dans une case et brûlées vives. Le deuxième groupe a été charcuté, leurs bras ont été coupés pour «les empêcher de participer aux élections».

A plus de 300 km de Freetown, Kenema, dans l’Est du pays, se réveille sous un ciel chargé. Le Camp de la Paix est aussi un camp d’amputés. La plupart des personnes qui nous accueillent, ont des béquilles. Il leur manque une jambe, une main, quelques doigts ou tout cela à la fois. A Seibatu Kallon, une femme d’une quarantaine d’années, il manque à la fois le bras gauche et les trois doigts de la main droite. La parole est difficile. Dès qu’elle commence à parler, Seibatu et quelques femmes de l’assistance éclatent en sanglots. «En 1995, j’avais 15 ans. Les Kamajors ont attaqué la ville. Certains se sont enfuis, mais moi, j’étais trop petite, je ne comprenais pas. Beaucoup de maisons ont été brûlées. Nous nous sommes refugiés dans une maison où les rebelles nous ont trouvés, et leur chef a décidé que j’allais être sa femme. Quand il est mort, on m’a attachée dans la maison. De 21h à 2h du matin, je suis restée attachée. Il y avait une autre femme, Mousso, je n’oublierai jamais son nom. Ils voulaient me tuer et j’ai supplié qu’on me laisse. Mais ils ont commencé à donner des coups de machettes. Sur les bras, le dos et même la tête. Ils ont déchiré mon ventre.» A ce moment de son récit, Seibatu enlève le haut blanc qui accompagne sa jupe à pois. Elle montre des cicatrices profondes sur plusieurs parties de son corps. Pleurant avec de gros hoquets, elle poursuit son récit : «J’étais couverte de sang et avant même d’arriver à l’hôpital, ma main gauche ne tenait que par un bout de chair. J’avais aussi perdu deux doigts de la main droite. Je suis restée 9 mois à l’hôpital, mais je n’étais toujours pas guérie. Et on m’a quand même renvoyée chez moi.» Presque aveugle aujourd’hui, elle vit difficilement au Norvegian Peace Camp.

Quand Jeremy se lève à son tour pour partager son histoire, le silence se fait. A 14 ans, il est resté coincé sous les décombres d’un bâtiment pendant une semaine. Immobile, avec un éclat de bombe dans la jambe, sans boire ni manger, il a vécu des moments effroyables dont le récit finit par déclencher les sanglots d’une jeune journaliste sierra-léonaise. Morts dans le bombardement, le meilleur ami de Jeremy ainsi que trois autres personnes se sont littéralement décomposés sous ses yeux. Et leurs corps serviront de festin à une bande de chiens errants. «A la fin, j’étais obligé de jeter des pierres aux chiens pour qu’ils ne s’attaquent pas à moi», raconte-t-il. Miraculeusement secouru par la Croix-Rouge, il perdra à la fois sa jambe et sa famille.

Musée de la Paix, musée des horreurs
Malgré leur atrocité, ces récits ne disent pas toute la barbarie qui a eu cours durant ces dix années de conflit. Il faut aller au Musée de la Paix pour s’en faire une idée.

Installée dans le périmètre du Tribunal spécial de la Sierra Leone, mis en place par l’Onu pour juger les responsables de crimes de guerre, le musée présente une exposition qui documente tout le processus de retour vers la paix. Mais il documente également les terribles moments que les enfants du pays ont vécus sous la main des différentes factions. Dans des vitrines, sont exposés les vêtements des rebelles, couturés de fétiches, miroirs, cauris et talismans, des armes moyenâgeuses utilisées, arcs, flèches et surtout machettes. Quand on se retrouve subitement dans une section à part, la lumière est tamisée. Certains des tableaux sont recouverts d’un tissu noir. Quand le directeur soulève le voile, l’horreur dans toute son entièreté est découverte. Comme l’on présenterait des melons sur une table au marché, des têtes humaines sont exposées en rangs sur le sol. Sur une autre photo, des restes humains sont disposés en tas : bras, jambes, torses ou tètes constituent un tas funeste. Ces pratiques étaient courantes durant la guerre, les rebelles les utilisant pour infliger la peur et la terreur. Sur d’autres tableaux, ce sont des personnes accusées de collaboration qui sont brûlées vives, un pneu autour du corps et aspergées d’essence. Selon le directeur du musée, un ministre du gouvernement et un imam ont subi ce sort.
Les témoignages recueillis auprès des témoins durant les sessions du Tribunal spécial sont tout aussi édifiants. Taylor, un jeune enfant soldat, raconte avoir été enlevé dans son village et enrôlé par le chef rebelle Kabila. «On est allés chercher de la nourriture dans une ferme. On a trouvé une vieille femme. Kabila m’a demandé de la violer. J’ai refusé parce qu’elle avait l’âge de ma grand-mère. Pour me punir, il m’a obligé à manger ses excréments.» Sur un autre récit, c’est une femme qui parle. «Les rebelles ont attaqué notre village et m’ont capturée. J’ai été amenée à Kambia où j’ai été torturée et violée. A huit mois de grossesse, ils se disputaient pour savoir si j’étais enceinte d’une fille ou d’un garçon. Alors ils ont décidé de vérifier. Ils m’ont ouvert le ventre jusqu’au vagin.» Evacuée à Conakry, cette femme, qui a survécu par miracle, sera un des témoins qui ont fait condamner quelques-uns des chefs rebelles et miliciens les plus cruels que l’humanité aura connus.