En 1948 sort un film italien en pleine période néo-réaliste. Ce chef-d’œuvre incisif du cinéma mondial raconte la vie d’un pauvre homme poussé par la misère à voler une bicyclette pour son fils, histoire de tenir encore son rôle précaire de père devant les yeux envieux et innocents de son rejeton. «Le voleur de bicyclette» de Vittorio De Sica entra dans la légende et la culture mondiale en posant la question mortelle : Qu’est-ce que l’homme est prêt à faire pour défendre les restes d’une dignité déjà perdue ?
Cependant, les hommes qui poussent les pauvres gens à perdre leur dignité s’empiffrent de nourritures inutiles et engagent au suicide une Nation faite de gueux, de mendiants et de pauvres hères qui s’en vont au gré du vent, fouettés par la misère, la honte et l’envie de hurler derrière le taux de croissance et l’économie, cette «science nébuleuse», selon Carlyle. La vie moderne et contemporaine n’est plus regardée sous l’angle de la condition humaine, sous prétexte de mort du communisme, comme si l’Homme et sa naturelle incapacité de repentir appartenaient à Marx l’ambigu, Lénine ou Engels. Malgré le passage indélébile de André Malraux, la morgue et le mépris avec lesquels on se détourne de la condition humaine sont parmi les grands signes de décadence de notre temps.
Tout le monde s’est converti à l’athéisme, l’athéisme des valeurs, l’incroyance, le désespoir, ce péché froid, le plus froid des péchés. Notre hyperréalisme est en train de nous tuer. Ce refus de rêver, cette obsession malveillante de rester dans ce réel inventé par notre sottise et nos vices nous empêchent de créer des machines, de rester chez nous, d’écrire de bons livres et faire de bons films, bref de domestiquer notre savoir.
Des pratiques qui sont nôtres et qui datent de l’époque coloniale (une simple coïncidence opportuniste pas forcément colonialiste) continuent à vivre, entretenues par nos coutumes, notre paresse, notre routine et nos vices. La bourgeoisie d’Etat qui profite et s’accapare de tout est plus qu’une pratique au Sénégal francophone, c’est une culture qui vient d’en bas. Nous sommes une communauté qui court après des chimères avec la poésie en moins. La démocratie libérale et «la bonne gouvernance», ce concept de la Banque mondiale, sont les deux chevaux de Troie dans cette troisième Guerre mondiale contre l’Afrique et les pays en voie de développement. La bonne gouvernance, ça n’existe pas. Il n’y a que le gouvernement des hommes qui vaille. C’est l’esprit qui gouverne les hommes et administre les choses, contrairement à ce que pensent les communistes. Le plan n’est qu’un moyen.
En attendant de recevoir l’ordre de nous développer, nous allons gagner le marché de l’optimisme béat, de l’unité factice et du panafricanisme peu sincère. Comme au sommet de la Baule, on attend le jour où nous recevrons l’ordre de nous développer. Et ce sera à la Saint-Glinglin, ce mot d’ordre. Mais que l’Afrique a bougé ! Elle a bougrement bougé d’en bas sans ses intellectuels, malgré ses pauvres bougres de politiciens.
Les hommes ont une expérience ancestrale de l’affront. Leur capacité à répéter les mêmes erreurs, à offrir leur confiance aux mêmes hommes-épouvantails faits de la même étoffe et du même acabit est hallucinant. Les psychiatres ont matière à cogiter, diagnostiquer et curer cette affaire qui relève peut-être de la démence collective. Une sorte de masochisme social et politique nous pousse au plaisir malin de la répétition et la manie mécanique de changer un boulon corrompu par un autre aussi défectueux.
Ainsi va la vie sociale, avec ces politiciens qui nous pompent l’air, nous privant d’oxygène. La guerre est déclarée ! Le temps est venu de se prévaloir de sa propre turpitude. «Nous avons tous volé», a dit le tonitruant Jean Paul Dias, rappelant la sortie fracassante de Abdoulaye Diack, le défunt maire de Kaolack. Paix à son âme ! Ne parlons pas des morts, même s’ils ont ratiboisé l’argent du Peuple. Ce Peuple qui n’a jamais existé, selon des sociologues soi-disant libéraux. Nous avons eu droit à un fameux «Tous nos soucis financiers sont terminés» de Abdoulaye Wade l’argentier. Autant dire qu’il y a une généalogie de la désinvolture financière chez nos dirigeants.
Il n’y a qu’un seul parti politique au Sénégal, c’est le Grand parti du Sénégal (Gps) et ce parti n’est pas que politique, il est social, culturel, économique, religieux. Mais le paradoxe est que personne n’ose prendre le parti du Sénégal, craignant la mort, les contraintes et les privations. Ils en ont fait les frais, les Mamadou Dia, Cheikh Anta Diop et Tidiane Baydy Ly. Ceux qui crient au changement, s’accrochant ridiculement à des Assises nationales ou un 23 juin, comme un Bernard Lhermitte, pensent à tort qu’ils sont différents refusant ainsi l’introspection. Ils n’ont rien d’un ermite. D’autres se sont perdus dans la tentation de la reconnaissance internationale. On en a marre d’eux. Ils sont en train de tuer la Nation. Au même moment, le pauvre père cisaillé par la douleur d’être père, le drame de la condition humaine de paternité, vole un vélo pour son fils qui n’a rien compris dans l’actualité misérable de son pays. Son père ira en prison pour rien, et lui, l’enfant innocent, sera la proie des pédophiles. Ainsi va le monde.