Reed Brody, avocat américain : «Depuis le 4 novembre, on était à deux doigts de perdre notre démocratie»

Les évènements au Capitole de mercredi dernier illustrent, aux yeux du célèbre avocat américain, ancien substitut du Procureur de l’Etat de New York et expert en droit constitutionnel, Reed Brody, la virulence «trumpienne» et demeurent le «dernier sursaut désespéré et pathétique du pouvoir raciste blanc qui s’éloigne, bien que trop lentement encore, dans l’histoire». Dans cet entretien, ce «chasseur de dictateurs» connu pour son travail aux côtés des victimes dans les affaires Hissein Habré, Augusto Pinochet et Jean-Claude Duvalier, soutient qu’une éventuelle condamnation de Donald Trump par la justice américaine pourrait le disqualifier pour occuper une fonction publique aux Etats-Unis. Celui qui travaille actuellement avec des victimes de l’ancien dictateur gambien Yahya Jammeh estime que les Américains étaient à plusieurs reprises à deux doigts de perdre leur démocratie.Les Démocrates ont déposé ce lundi 11 janvier 2021 à la Chambre des représentants un acte d’accusation contre le Président américain. Ainsi, on va vers l’ouverture d’une deuxième procédure de destitution contre Donald Trump qu’ils accusent d’avoir «incité à la violence» ayant frappé le Capitole. Pourrait-on s’attendre à un départ avant terme de Trump de la Maison Blanche ?
Les Démocrates ont annoncé qu’ils procéderont à une procédure d’impeachment (destitution) pour «incitation à l’insurrection» si le vice-président (Ndlr : Mike Pence), dans un délai de 24 heures, ne fait pas recours au 25ème Amendement de la Constitution qui donne la possibilité au vice-président, avec une majorité des ministres, de certifier que le Président est «incapable de s’acquitter» de ses fonctions. Puisqu’il est peu probable que le vice-président le fasse, on ira certainement vers la procédure de destitution mercredi (Ndlr : demain).
Il est presque certain que la destitution réussira à la Chambre des représentants par simple majorité, mais le leader du Sénat, un Républicain, a clairement indiqué qu’il n’y aurait pas de procès avant l’inauguration le 20 janvier, ce qui signifie qu’il est peu probable que le Président (Ndlr : Donald Trump) soit démis de ses fonctions avant l’expiration de son mandat, bien que ce procès et l’éventuelle condamnation de Trump pourront intervenir plus tard. Cela pourrait également conduire à la disqualification à jamais de Trump de la fonction publique. Compte tenu de la gravité de ce que Trump a fait, le respect de la Constitution semblerait obliger le Congrès à aller de l’avant.
Les membres de l’extrême droite américaine annoncent qu’ils comptent manifester le 20 janvier, lors de la prestation de serment du nouveau Président des Etats-Unis et comptent même défier la police et l’Armée. Quelle est votre réaction face à cette démarche ?
Chacun a le droit de manifester pacifiquement, même ceux qui sont égarés ou qui refuseraient le même droit aux autres. Comme quelqu’un qui a souvent voyagé à Washington pour protester pour les droits civils et contre les guerres du Vietnam, du Nicaragua et de l’Irak, je pense qu’il est important que la tentative d’insurrection du 6 janvier ne serve pas de prétexte pour restreindre le droit de manifester. Mais il existe des preuves claires et spécifiques sur les réseaux sociaux que des organisations de l’extrême droite planifient des actions armées violentes, et cela ne peut être toléré. En effet, il est essentiel qu’à la différence du 6 janvier les Forces de l’ordre utilisent tous leurs outils de renseignement pour éviter une répétition de ce que nous avons vu, ou pire.
Quelle lecture faites-vous des évènements de mercredi dernier au Capitole ? Le modèle démocratique américain n’est-il pas craquelé ?
Cette insurrection était l’aboutissement d’une campagne menée, depuis sa défaite électorale, par Trump et ses partisans pour renverser les résultats en affirmant sans preuve qu’il y a eu fraude et en faisant pression sur les fonctionnaires et les élus pour qu’ils refusent de certifier ces résultats. A plusieurs reprises depuis le 4 novembre, on était à deux doigts de perdre notre démocratie.
Même le 6 janvier, quand le Capitole était assiégé de l’extérieur de la foule, il était aussi assiégé intellectuellement de l’intérieur. Vous aviez environ un tiers du Congrès qui jouait avec l’idée de simplement rejeter les résultats de l’élection présidentielle.
Mais l’assaut a été un avertissement, un signal d’alarme sur les dangers, sur l’existence de fanatiques armés de droite qui suivent Trump et des théories du complot et qui ne reculeront devant rien. Les masques sont tombés. J’espère que le 6 janvier restera dans les mémoires comme le jour où l’Amérique a réalisé à quel point le Président Trump et le mouvement derrière lui étaient dangereux.
Beaucoup de ses anciens partisans et alliés républicains ont rompu avec lui cette semaine. Biden n’a lâché aucun mot. «Notre démocratie est sous un assaut sans précédent», a-t-il dit, l’appelant «terrorisme domestique». Cela pourrait marquer le début d’un renouvellement de la démocratie dans mon pays. Je l’espère au moins.
Comment appréciez-vous les «nombreux oublis» du Président Trump sur les évènements du Capitole ? Il n’a même pas dit publiquement un mot pour l’officier de police tué lors des affrontements de mercredi soir, Brian Sicknick ?
Trump semble ne se soucier que de lui-même. Il prétend être du côté de la classe ouvrière, des soldats et des Forces de l’ordre, mais en réalité, il les considère comme des «pigeons». Après avoir incité la foule, Trump a refusé de condamner les conséquences de ses propos.
Les Black lives matter parlent déjà de racisme pour qualifier les évènements de mercredi dernier, en appréciant l’intervention de la police au Capitole. Diriez-vous la même chose ?
C’est évident que si c’était un groupe de Black lives matter qui protestait, ils auraient été traités très différemment de la foule de voyous violents qui ont pris d’assaut le Capitole. Il existe même des preuves substantielles de complicité directe des Forces de l’ordre avec les émeutiers.
Mais le racisme va plus loin, parce que la motivation derrière l’insurrection, derrière la contestation des résultats électoraux, en fait l’un des principales raisons de vote pour Trump, est que de nombreux Blancs essaient de construire un pare-feu autour de ce qui reste de leur empire alors que la démographie de notre pays continue de changer. D’ici 2045, les Blancs ne constitueront qu’environ la moitié de la population, contre 83% environ en 1970. Après cela, l’Amérique deviendra un pays «majoritaire minoritaire». Donc la virulence «trumpienne» exposée au Capitole devrait être vue comme un dernier sursaut désespéré et pathétique du pouvoir raciste blanc qui s’éloigne, bien que trop lentement encore, dans l’histoire.
L’Amérique s’est toujours érigée en donneuse de leçons démocratiques. Aujourd’hui, elle est la risée du monde à cause des agissements maladroits de Donald Trump et de ses partisans. Son leadership est même remis en cause dans certaines parties du monde. Dans quel sens faudra-t-il agir pour remettre les choses à l’endroit ?
C’est exact et c’est regrettable. Il y a beaucoup de choses que les Etats-Unis doivent faire pour retrouver leur place. Respecter les droits de l’Homme chez nous, abattre le Mur de Trump, fermer Guantanamo, adopter une position de leader mondial sur la question du climat, contribuer à la lutte mondiale contre la pauvreté et l’inégalité, faire en sorte qu’on ait de meilleures relations avec les démocraties et qu’on soit plus fermes avec les dictateurs, contrairement à ce que faisait Trump.
A l’interne, une réforme électorale est urgente. Le collège électoral hérité de l’esclavage donne aux Etats ruraux et conservateurs une voix prépondérante dans le choix du Président. Le candidat démocrate à la Présidence a maintenant remporté le vote populaire lors de sept des huit dernières élections. Mais en partie parce que le système donne du pouvoir aux Etats ruraux, à deux reprises (Bush et Trump) le candidat républicain «perdant» a été élu. Et même cette année, bien que Trump ait perdu de 7 millions de voix, s’il avait pu «trouver» 60 mille voix dans trois Etats clés – comme il avait tenté de le faire – il aurait quand même gagné.
Il restera bien sûr le fait si dangereux que 47% des électeurs ont quand même choisi de réélire Donald Trump et que la majorité de ces électeurs ont accepté la propagande sur la fraude électorale. C’est très difficile de faire fonctionner la démocratie quand une partie substantielle d’un Peuple peut être convaincue que la vérité est mensonge et que le mensonge est vrai.