Un scrutin a priori sans intérêt pour le reste du monde se déroulait en Espagne le 4 mai dernier. Il s’agissait des élections régionales de Madrid, sanctionnées par la victoire d’une femme de droite conservatrice, surnommée la «Trump espagnole». Mais la défaite et le retrait de la vie politique de Pablo Iglesias, leader de Podemos et vice-président du gouvernement, donnent à ce scrutin une résonance internationale. Iglesias est aussi important pour la science politique moderne que Barack Obama ou Emmanuel Macron. A mon avis, il est l’auteur de l’une des plus grandes révolutions politiques de la dernière décennie.
Selon le quotidien El Mundo, Iglesias est «le plus grand agitateur de la vie politique espagnole depuis la transition démocratique, le visage de cette nouvelle politique née de la crise de 2008 et du mouvement des Indignés en 2011».
Né en 1978, Dr en sciences politiques et ancien militant des jeunesses communistes, Iglesias a cofondé le parti Podemos en 2014, comme prolongement du mouvement des Indignés qui a secoué l’Espagne en 2011. Ce moment se situant dans le sillage de ce que les sociologues Geoffrey Pleyers et Marlies Glasius ont appelé «les mouvements des places» dans le monde, citant tour à tour les manifestants de Tahrir, de Maïïdan, de la Puerta del Sol ou encore d’Occupy Wall Street. Iglesias a couvert, en tant que chercheur et journaliste, les revendications des manifestants du 15-M (nom donné à l’insurrection citoyenne espagnole). Il en a tiré une conclusion : l’indignation n’est que le premier pas de l’engagement. Il fallait, par une force politique innovante, mettre en tension le système politique espagnol et européen et proposer un nouvel horizon. Lecteur de Gramsci, il a compris que le moment économico-corporatif des Indignés de Madrid était un socle pour bâtir une contre-hégémonie populiste à vocation citoyenne, progressiste, écologiste et féministe.
Podemos, fondé en 2014, a tout de suite obtenu des résultats électoraux éloquents avec plus de 1 million 200 mille voix et cinq élus aux Européennes. Lors des Législatives espagnoles de 2015 et 2016, le parti a obtenu respectivement 5 millions 212 mille 711 voix et 69 élus, et 5 millions 087 mille 538 et 71 sièges au Congrès. Aux Municipales de 2015, Podemos remporte de nombreuses villes dont les emblématiques Barcelone et Madrid.
Comme tout mouvement politique qui se mue en parti de gouvernement, Podemos perd de son insouciante fraîcheur, affronte des divergences de ligne, joue avec les alliances et se heurte à l’usure du pouvoir qui lui enlève une forme de pureté idéologique. Il s’y ajoute le départ de Iñigo Errejon, ancien numéro 2, idéologue du parti, concepteur de sa stratégie populiste et artisan de sa transversalité. Pablo Iglesias quitte la politique sur une défaite, avec seulement 7,2% des suffrages recueillis, mais il aura transformé la vie politique internationale d’une manière radicale. En se saisissant du socle intellectuel issu des travaux de Gramsci, Mouffe, Laclau ou Stuart Hall, qui structurent un positionnement populiste de gauche, pour l’expérimenter dans un espace politique jusque-là fermé, Iglesias a offert une grille de lecture nouvelle et un outil aux millions de militants qui partout rêvent de renverser l’ordre inégal actuel. A la méthode de la gauche classique centrée sur l’opposition à la droite, il a apporté une critique de la caste corrompue et immorale qu’il oppose au Peuple. Il a aussi critiqué le bipartisme dont les alternances n’offrent pas de changement de politique. Avec Podemos, Iglesias a voulu construire un Peuple comme catégorie politique entre le «nous» des gens et le «eux» de l’oligarchie. L’homme a aussi révolutionné la pratique politique par un style iconoclaste, en substituant au costume-cravate le jean, le pull ou la chemise à carreaux, que vient couronner une déroutante queue de cheval.
Pablo Iglesias a contribué à bâtir un Peuple par l’usage de références de la pop-culture et des réseaux sociaux. Auteur prolifique, il a co-écrit et coordonné un excellent livre intitulé Les leçons politiques de Game of Thrones (Post Editions, 2015) et n’a cessé de partager ses lectures, ses coups de cœur en musique et au cinéma faisant ainsi preuve d’une impressionnante érudition et d’une culture générale hors du commun.
Avec Podemos, il a redonné à des millions de militants et de penseurs progressistes dans le monde un espoir pour construire un Peuple et rendre les utopies possibles par la pensée et l’action radicales. Par l’exemple de Podemos, il est possible de mettre en tension nos espaces politiques nationaux, de puiser dans sa trajectoire une inspiration semblable à l’influence du bolivarisme sud-américain sur le jeune parti espagnol, et permettre à une nouvelle gauche africaine d’émerger. L’héritage politique de Pablo Iglesias est vaste, mais il me semble crucial de garder un aspect déterminant : c’est dans les institutions qu’il faut concrétiser la contestation politique.