Parmi les œuvres cinématographiques en lice pour la Palme d’or, un film très intelligemment tissé sur la crise sociale a provoqué le plus de rires dans la salle. Au Festival de Cannes, La Fracture a séduit en tant que tragicomédie revisitant les grands débats de la société française : des «gilets jaunes» et de la violence policière, en passant par l’état des hôpitaux, jusqu’à l’immigration et l’homoparentalité. La réalisatrice Catherine Corsini a réussi un petit bijou cinématographique.

La Fracture commence avec un couple au lit. Une femme ronfle, l’autre femme n’en peut plus. En revanche, Raf n’est pas gênée par le bruit, mais le silence de Julie, car cette dernière refuse de revenir sur sa décision de se séparer. Et Raf refuse d’accepter la fin de dix ans de vie commune. Le matin, Julie découvre alors une flopée de textos truffés d’insultes envoyés la nuit tout en lui demandant de tenter un nouveau départ avec elle…

Rire de bon cœur
Avec leur jeu d’actrice d’une drôlerie désarmante, Valeria Bruni-Tedeschi et Marina Foïs nous apprennent dès le début à rire de bon cœur des douleurs, des malheurs et des maladresses des autres, car très vite d’autres sujets encore beaucoup plus graves vont s’inviter. En rire semble pour eux et pour nous le seul moyen pour gérer le désespoir et la colère.
Leur fils, Elliott, 17 ans, dont elles sont restées aussi toujours en contact étroit «avec la mère biologique», leur annonce d’aller à la manifestation des gilets jaunes sur les Champs-Elysées contre la politique du Président Macron. En même temps, Raf fait devant la maison une mauvaise chute et se blesse au coude, si vital pour elle en tant que dessinatrice. Aux urgences, Raf et Julie découvrent ensemble à la télé des scènes de «guerre» de la manifestation, mais surtout toute l’ampleur des conditions d’accueil et de travail misérables à l’hôpital. Et bien évidemment aussi l’afflux des blessés des violences policières lors de la plus grande manifestation des «gilets jaunes».

Une suite du documentaire choc «Un pays qui se tient sage» 
Nourri de très nombreux faits réels et d’une aide-soignante, Assiatou Diallo, qui y incarne excellemment son propre rôle, le film de Catherine Corsini reste très «documentaire», mais se déploie intelligemment dans la fiction. Sous certains aspects, La Fracture peut être vue comme une suite sous forme de fiction du documentaire choc Un pays qui se tient sage. David Dufresne avait rassemblé des images documentaires d’une violence policière digne d’un Etat autoritaire et provocant 2 500 blessés, 25 éborgnés et cinq mains arrachées parmi les manifestants. Dufresne aussi ne se limitait pas aux gilets jaunes. Il abordait également l’humiliation des jeunes par la police et l’abus du pouvoir.
Chez Catherine Corsini, c’est plus la société que la démocratie qui se trouve au centre. Avec des dialogues minutieusement travaillés, une mise en scène ciselée et une caméra qui nous fait vivre les tensions, elle arrive à son but. La réalisatrice profite de la liberté donnée par la fiction et d’un certain recul par rapport aux événements pour faire entrer en collision plusieurs problèmes à la fois. Ainsi Raf y rencontre Yann, chauffeur routier et gilet jaune dont la jambe a été gravement blessée par une grenade policière («ils m’ont fait plomber comme un lapin») lors de la manifestation. Très inquiet pour son travail, il préfère prendre le risque de perdre sa jambe que son travail, car l’horaire de son opération n’est toujours pas fixé et il doit rentrer à temps avec le camion.

L’hôpital public, le centre névralgique d’une société
C’est en pensant à ce personnage forcé à vivre en mode de survie, gravement déçu de la politique et blessé par la police, que l’acteur Pio Marmaï, lors de la conférence de presse cannoise, a fait référence à une phrase de son rôle Yann : «Macron, j’aimerais aller chez lui en passant par les chiottes et les tuyaux et lui péter la gueule.» Les mots ont enflammé les réseaux sociaux, mais seulement choqué ceux qui n’ont pas vu La Fracture.
Dans le film, l’hôpital public, à bout de souffle, s’avère être le centre névralgique où cela explose littéralement quand le gaz lacrymogène de la police entre même aux urgences. Dans cette nuit aux urgences, où beaucoup de certitudes et certains préjugés volent en éclats, les malades expriment la misère de toute une société : les travailleurs vulnérables s’inquiètent pour leur travail, la vieille dame meurt toute seule, le psychopathe ne trouve pas de place ailleurs, l’infirmière, par sens du devoir, accepte de venir travailler (avec le mot «hôpital en grève» sur le dos) au lieu de s’occuper de son propre bébé… Une chose les réunit tous : avoir le sentiment d’être maltraité, malgré le fait de n’avoir rien fait de mal.
Rfi