Horizon – Moussa Ndiaye, ex-chef de la Division art et culture à la mairie de Dakar : «Dakar perd son âme de jour en jour»

Selon l’ancien chef de la Division art et culture de la mairie de Dakar, Moussa Ndiaye, avec la réforme de 1996, le bâtiment du marché Sandaga n’appartient pas à la commune de Dakar-Plateau, mais est une propriété de la Ville de Dakar. Dans cet entretien, ce juriste de formation, spécialiste de la décentralisation et des questions de gouvernance locale, donne ses arguments. En quoi la démolition du bâtiment du marché Sandaga est un problème, comme le pensent certains ?
Le bâtiment de Sandaga a été construit dans les années 30 par la commune de Dakar. Il représente une valeur architecturale, comme l’ont posé des hommes et femmes de l’art. Des architectes comme Annie Jouga, Jean Charles Tall et un artiste à la vaste culture comme Viyé Diba, tous ces gens ont donné leur point de vue et il en ressort que ce bâtiment classé patrimoine ne peut pas être détruit aussi facilement, car Sandaga est l’âme de cette Ville. Ce bâtiment est une matérialisation de notre trajectoire historique. Elle est la quintessence d’une dure gestation d’une ontologie sénégalo-sahélienne marquée par une ouverture sur le monde. Et en tant que tel, si nous devons produire des modernités, nous devons non pas le faire à l’aveugle, mais en le faisant reposer sur des socles. Pour Dakar, parmi ceux-ci, nous avons autant d’éléments de patrimoine matériel comme immatériel.
Reconstruire, même à l’identique, est-il différent de la rénovation que revendiquent les architectes comme Jean Charles Tall ?
C’est bien là un débat d’experts. Jean Charles Tall, en se prononçant sur la question, maîtrise bien son sujet. Il me semble alors après l’avoir suivi et réfléchi sur la question qu’il faille distinguer deux notions très voisines, mais de contenus différents. Et selon le choix porté sur l’une ou l’autre, tout projet sur l’édifice de Sandaga pourrait avoir une orientation différente ; d’où la complexité du projet. Il s’agit de distinguer entre la restauration et la réhabilitation. Dans l’hypothèse d’une restauration de l’édifice de Sandaga, le souci sera de garantir le respect des techniques et matériaux en cours dans les années 30 lors de la construction. Donc la restauration est un gage de conservation de l’authenticité du bâtiment en ce sens que sa valeur esthétique voire historique est mise en exergue. Mais en plus, on met l’accent, et c’est là un défi, bien des années après la construction de l’édifice, sur les techniques anciennes ramenées à notre époque. Alors que la réhabilitation consiste, au-delà de la valeur patrimoniale de l’édifice, à effectuer une série d’interventions techniques, lesquelles vont permettre aussi bien de lui redonner sa valeur esthétique, mais mieux, de l’adapter à l’époque actuelle, d’en renforcer la sécurité ou le confort, et surtout de moderniser l’édifice. Donc il va sans dire qu’au-delà de la restauration, la réhabilitation ouvre beaucoup plus de perspectives en ce sens. Il est même possible de changer l’affectation et la fonction du bâtiment. Tout dépendra de l’orientation des politiques publiques de l’autorité. Pour ce qui est du bâtiment de Sandaga, en suivant aussi bien la Ville de Dakar (Ndlr dirigée par Soham El Wardini) que le maire du Plateau (Ndlr Alioune Ndoye) dans leurs discours, il me semble que l’option prise est une réhabilitation pour la Ville qui estime que le bâtiment tient toujours, là où le maire Alioune Ndoye opte carrément pour une démolition et une reconstruction à l’identique. Sauf qu’en termes d’authenticité, ce qui sera édifié une fois le bâtiment rasé ne sera plus Sandaga, mais une «copie» de Sandaga.
La «paternité» de ce bâtiment fait l’objet d’un débat entre la commune de Dakar-Plateau et la Ville de Dakar. A qui appartient ce patrimoine ?
Le marché Sandaga est édifié sur une assiette foncière d’une contenance de 4 170 mètres carrés objet du Tf n° 4804/Dk immatriculé au nom de l’ancienne commune de Dakar. A ce jour, c’est une propriété de la Ville de Dakar parce que la réforme de 1996 a vu la dissolution de l’ancienne commune de Dakar et la transmission de ses biens à la Ville de Dakar. Donc la Ville de Dakar fonde sa propriété sur un titre foncier. Pour ce qui est du maire Alioune Ndoye, son titre de propriété au nom de la commune de Dakar-Plateau, selon les informations reçues, se fonde sur un acte administratif, en l’espèce l’arrêté n° 089/P/D/Dk du 7 juillet 2020 du préfet du département de Dakar (Ndlr Alioune Badara Samb) qui a procédé à la dévolution du marché Sandaga à la commune de Dakar-Plateau. Juridiquement, un tel arrêté pose de multiples problèmes lesquels, à l’analyse, en affectent la légalité. En effet, d’abord dans le raisonnement juridique qui a précédé la prise de cet acte, l’autorité préfectorale semble avoir «plaqué» les situations de 1996, lors de la disparition de l’ancienne commune de Dakar qui a vu la création de la Ville de Dakar et celle de 2001 lorsque de l’ancienne communauté urbaine de Dakar a été dissoute. Le préfet a cru bon, à mon humble avis sans procéder à un travail de casuistique, à l’instar de 1996 et 2001, de prendre des actes qui ne se conçoivent qu’en cas de dissolution : la dévolution des biens de l’organisme dissout. Si en 1996 et en 2001 la dévolution se concevait parce que les collectivités précitées avaient disparu, tel n’est pas le cas en 2013, car la Ville de Dakar n’est pas dissoute. Or le préfet a visé la réunion d’une commission ad-hoc. Les conclusions d’une telle réunion n’ont pas la valeur juridique d’une délibération d’un Conseil municipal. Ensuite, le préfet de Dakar n’est pas sans ignorer, au regard du statut de monument classé, que les dispositions pertinentes de l’article 170 du Code des collectivités territoriales font de sa mise en valeur une compétence transférée à la Ville et non aux communes. Donc c’est à bon droit que la Ville défend sa propriété. Malheureusement, elle n’a pas attaqué l’arrêté préfectoral précité, lequel arrêté, malgré sa légalité contestable, continue de modifier l’ordonnancement juridique. Il semble que la Ville de Dakar n’a jamais reçu copie, sinon très récemment.
Avec la destruction de Sandaga et d’autres immeubles classés patrimoines, certains estiment que Dakar tend à perdre son identité quelque part. Partagez-vous cet avis ?
Je suis entièrement d’accord. Certes une ville est dynamique dans le temps et dans l’espace, mais il y a des places édifices et symboles etc. qui en constituent l’âme. Ceux de ma génération, surtout les natifs de Dakar-Plateau qui ont connu Dakar à la fin des années 60, 70 voire début 80, ont un pincement au cœur face à ce Dakar qui perd son âme de jour en jour pour devenir anonyme. Revoyez certains films de grands cinéastes sénégalais comme Contras’City de Djibril Diop Mambety ou certains films de Sembene Ousmane pour ne citer que ceux-là pour voir à quel rythme Dakar perd son âme !
La mairie a engagé un programme culturel articulé autour de pôles comme Grand Dakar pour le cinéma. Quel genre de partenariat lie la mairie aux associations qui gèrent ces pôles ?
Dans les politiques de la Ville, de plus en plus la culture et l’attractivité touristique occupent une place de choix. Et du temps du regretté Oumar Ndao, le chantier du Dacar (Développement de l’animation culturelle et artistique) avait été déjà conçu en faisant appel à l’expertise nationale qui a travaillé avec les techniciens de la Ville de Dakar. Cette approche inclusive de co-construction et de co-production de nos politiques culturelles a permis de réfléchir sur la mise en œuvre de pôles culturels dans différents domaines de la création artistique : théâtre, cinéma, musique. A cela, il faut ajouter la maison des cultures urbaines de Ouakam. Ce qui est une innovation de taille dans la gouvernance de la culture. Le recours à des conventions avec des associations permet non seulement de booster la culture, mais en plus de travailler à une plus grande proximité avec les acteurs. A l’heure actuelle, le pôle dédié au cinéma fonctionne en partenariat avec une association dirigée par le cinéaste Alain Gomis. Il est logé au Centre socioculturel de Grand Dakar, le pôle théâtre est logé au Centre socioculturel de Hann-Bel Air et fait l’objet d’une convention entre l’Association Kaddu Yaraax, dirigée par Mouhamadou Diol.
Vous aviez également en projet la création d’une Maison Joe Ouakam. Où en est-il ?
La Maison Joe Ouakam est construite à Dakar-Plateau sur l’avenue Malick Sy. Ce pôle est dédié aux arts visuels. Certes des difficultés ont retardé l’ouverture, mais la Ville de Dakar donne rendez-vous aux acteurs dans un proche avenir.
Propos recueillis par Mamadou SAKINE – msakine@lequotidien.sn