Le Président français a inauguré cette exposition en affirmant la détermination de la France à renforcer ses relations avec la Russie et cela en dépit des «turpitudes du temps présent», a renchéri Bernard Arnault, président du groupe Lvmh et propriétaire du musée. Car les relations culturelles peuvent parfois réchauffer les relations commerciales ou et diplomatiques les plus froides. En 2015 rien ne va plus entre la France et la Russie après l’annexion de la Crimée par Vladimir Poutine. Mais le temps est au beau fixe entre le groupe de luxe français Lvmh et les musées russes. La Fondation Vuitton réussit l’année suivante un tour de force : présenter à Paris l’incroyable collection Chtchoukine qui avait attiré 1,29 million de visiteurs. Aujourd’hui, c’est la collection Morozov, exceptionnel ensemble de chefs-d’œuvre de l’art moderne et fierté russe, qui est présentée à la Fondation Vuitton. Elle a été constituée au tout début du XXe siècle par les frères Mikhaïl et Ivan Morozov, riches industriels moscovites cultivés, passionnés et audacieux. Ils ont 20 ans lorsqu’ils commencent à acheter des Manet, Monet, Cézanne, Gauguin, Bonnard, Van Gogh. Nationalisée en 1918 après la révolution russe, morcelée entre différents musées, elle a souffert des vicissitudes de l’histoire, mais parvient jusqu’à nous en majesté. Le groupe Lvmh, dont la Russie est un marché pour les spiritueux et la cosmétique, a financé sans compter la restauration d’un grand nombre d’œuvres qui, autrement, n’auraient pas pu voyager, payé le prix exorbitant des assurances, du transport par camions et des escortes policières, ce que quasiment aucun musée français n’aurait pu s’offrir.

Evénement artistique de la rentrée à Paris 
Après avoir franchi une porte ornée d’un haut-relief, réplique de la sculpture de l’entrée du Théâtre d’art de Moscou, le visiteur fait connaissance avec le «clan Morozov», famille et amis. Les portraits des frères, Mikhaïl et Ivan, les montrent corpulents, sanglés dans des redingotes noires, l’œil vif sous les moustaches et barbe de leur temps. Puis se succèdent au fil des salles, des œuvres de Manet, Renoir, Toulouse-Lautrec, Monet, Picasso, Gauguin, Bonnard, Vuillard, Rodin, etc. Dans une salle à part, un Van Gogh peu connu captive : La Ronde des prisonniers (1890), dont le seul à fixer le spectateur est un homme aux cheveux roux, comme le peintre.

Un œil exceptionnel
Qui étaient ces collectionneurs qui ont su reconnaître, dans l’effervescence du tournant du XIXe siècle, des artistes aujourd’hui stars des musées ? Mikhaïl et Ivan Morozov naissent en 1870 et 1871 dans une riche famille moscovite d’industriels du textile, d’origine serve et de religion vieux-croyant orthodoxe. Leur mère leur donne une solide éducation artistique, avec cours de dessin par des artistes russes venus se former à Paris et familiers des impressionnistes. C’est peut-être de là que vient leur acuité exceptionnelle. Mikhaïl, l’aîné, voyage et acquiert dès ses 20 ans ses premiers tableaux à Paris. Il est «audacieux», choisit Manet, Degas, mais surtout Van Gogh et Gauguin, deux peintres pas du tout reconnus à l’époque. Aujourd’hui les salles Gauguin et Cézanne sont deux grands moments de l’exposition.

Ivan, un artiste contrarié
Mikhaïl meurt jeune, à 33 ans, mais sa collection compte déjà 39 tableaux d’exception. Ivan est lui destiné à reprendre les affaires familiales, c’est un artiste contrarié. Lui aussi achète à Paris, de manière moins débridée que son aîné, mais avec un œil tout aussi sûr. Impressionnistes, post-impressionnistes, nabis et surtout… Cézanne, il aura un «cabinet Cézanne» dans ses appartements. Cézanne qu’il découvre en 1907 lors de l’exposition posthume du Grand Palais à Paris. Ivan s’intéresse également aux peintres russes contemporains. Plusieurs tableaux ont fait partie du voyage jusqu’à Paris. En à peine dix ans, les frères Morozov vont construire une collection exceptionnelle avec l’idée d’un programme, d’un musée destiné à faire connaître l’art moderne et l’art français en Russie. Ils achètent à Paris, aux salons, des toiles qui sentent encore la peinture fraîche, mais passent également commande. Ivan demande à Henri Matisse, dont il possède déjà des œuvres de jeunesse et des natures mortes, un triptyque de motifs marocains avec le bleu pour dominante de l’outremer au turquoise et à l’azur. Le peintre Pierre Bonnard réalise plusieurs pièces dont un cycle des quatre saisons pour l’hôtel particulier du collectionneur, aux formats monumentaux et aux couleurs chatoyantes et solaires, une commande d’une ampleur  sans équivalent dans l’œuvre de l’artiste.

Envoyés dans l’Oural
Les deux frères sont nés vingt ans après Sergueï Chtchoukine, industriel fortuné, lui aussi passionné par la peinture française de son époque. Les trois hommes achètent au même moment, car Chtchoukine démarre sa collection à la quarantaine. Ils se connaissent, s’apprécient et ont pour objectif de léguer leurs collections à la Galerie Tretiakov après leur mort. Avec la révolution bolchévique de 1917, les collections sont nationalisées, d’abord visibles aux murs des hôtels particuliers des deux industriels survivants, puis réunies «dans un chaos pictural» avec d’autres objets d’art, dans quelques pièces d’une des deux demeures. Les tableaux sont envoyés dans l’Oural au déclenchement de la guerre avec l’Allemagne en 1941 et y resteront des années, tant bien que mal conservés, par -40 degrés. Ce n’est qu’à la fin des années 1950 que le public soviétique pourra à nouveau les admirer à la Galerie Tretiakov, aux Musées Pouchkine (Mos­cou) et de l’Ermitage (Saint-Pétersbourg).
Rfi