De la déjudiciarisation de la vie politique !

Durant les travaux du dialogue politique (2019-2021) initié par le président de la République nouvellement réélu en 2019, où l’on avait noté la participation de certains acteurs de l’opposition regroupés au sein du Front de résistance nationale (Frn), plusieurs Objectifs spécifiques (Os) ont été retenus et discutés, parmi lesquels l’Os n°7 intitulé : «Evaluer le cadre normatif de l’action politique et de la citoyenneté.» Quand cette proposition a été faite par l’opposition, les représentations de la coalition au pouvoir, les yeux grandement ouverts, se sont posé moult questions, en se demandant ce que mijotait l’opposition ?
L’opposition a répondu simplement qu’il s’agit de voir les voies et moyens de la déjudiciarisation de la vie politique !
En effet, en 2019, le contexte et la justification du moment ont été introduits et décrits par le texte de l’opposition en ces termes, je cite :
«Pour rappel, le jour des élections générales de 1988, à la fermeture des bureaux de vote et avant la fin du dépouillement des voix, Abdoulaye Wade, leader du Pds et candidat à l’élection présidentielle, ainsi que plusieurs membres de la direction de son parti sont arrêtés, gardés à vue, puis inculpés et envoyés en prison.
Entre 2003 et 2011, une série d’agressions et de menaces faites à des leaders de partis politiques a été opérée : Talla Sylla, au sortir d’un restaurant, est assailli à coups de gourdin et de marteau ;
Abdoulaye Bathily et feu Amath Dansoko ont reçu des gestes d’intimidation dans leurs domiciles respectifs et au même moment, la mairie de Barthélémy Diaz, Mermoz-Sacré Cœur, a été attaquée ; Etc.
En 2018, 30 ans après les élections de 1988 :
Une cinquantaine de membres du Pds sont arrêtés et jetés en prison ; Deux candidats déclarés à l’élection présidentielle de 2019 sont non seulement emprisonnés, mais exclus de la compétition ;
Dans le même temps, la plupart des manifestations de l’opposition sont interdites, toujours sous de fallacieux prétextes. Ceux qui bravent les interdictions font souvent l’objet de violences policières inouïes ;
En dépit de la loi et du bon usage, les partis politiques sont exclus d’antenne des médias d’Etat. Au-delà de la nécessité d’évaluer le cadre normatif de l’action politique et citoyenne, il est impératif d’en revenir à l’orthodoxie en se conformant à la loi et au règlement, dans le sens de l’exercice des libertés et la modernisation de notre démocratie.»
Ainsi, pour développer son argumentaire, l’opposition a traité quatre sujets ou thématiques : l’exercice des libertés, l’accès aux médias d’Etat, la déjudiciarisation du débat public et les cas de Khalifa Ababacar Sall, Karim Meïssa Wade et autres.
Pour ne pas être long, je vais simplement rappeler les arguments écrits développés par l’opposition, concernant, en guise d’illustration, la déjudiciarisation du débat public et les cas de Khalifa Ababacar Sall, Karim Meïssa Wade et autres.
L’argumentaire a été développé en ces termes, comme ci-après, je cite à nouveau le document de l’opposition que j’avais l’honneur de présenter :
« …1. La déjudiciarisation du débat public :
A tort ou à raison, la Justice est au cœur du débat public. Une bonne partie de l’opinion et des acteurs politiques a cessé d’avoir confiance en nos juges et soupçonne la Justice d’être un instrument entre les mains du pouvoir, qui l’utilise pour des règlements de comptes politiques. Les multiples arrestations d’hommes publics et la fréquence de leurs longues détentions tendent à décrédibiliser la Justice et les magistrats chargés des poursuites.
Ainsi, s’il n’est pas possible d’agir directement sur la Justice, supposée indépendante, il est souhaitable d’apporter une modification substantielle des conditions de poursuite des hommes publics en revisitant certaines dispositions du Code pénal et du Code de procédure pénale pour protéger l’opposition contre l’autoritarisme d’Etat. Deux infractions sont souvent utilisées pour museler une opposition offensive : troubles ou menaces de troubles à l’ordre public et offense au chef de l’Etat.
Propositions :
Le délit d’offense au chef de l’Etat doit être supprimé. On aurait pu accepter l’idée de protéger celui qui incarne la volonté populaire et qui tire sa légitimité de l’expression des citoyens s’il était au-dessus des considérations partisanes. Mais dès lors qu’il détient la totalité du pouvoir exécutif, qu’il est à la tête d’un parti politique et participe comme tout le monde aux joutes politiques, il n’est plus possible de le protéger de façon spécifique puisqu’il est un acteur comme tous les autres.
Au surplus, la nature du délit est telle qu’il est pratiquement impossible de s’en échapper dès lors qu’aucun préjudice n’est requis. Ce délit est à supprimer de notre Droit positif, comme il l’a été dans toutes les grandes démocraties. Sa suppression n’affecte en rien la protection qui est due au chef de l’Etat, puisque le délit d’offense renferme tous les éléments constitutifs de la diffamation ou de l’injure en général.
Doit également être recadré le délit de l’article 80 du Code pénal qui punit «les autres manœuvres et actes de nature à compromettre la sécurité publique ou à occasionner des troubles politiques graves, en enfreindre les lois du pays …».
Cette disposition introduite par la loi n°99-05 du 29 janvier 1999 est considérée par la Société civile et par nos partenaires étrangers (Mae français, Alain Juppé, sous-secrétaire d’Etat Us aux affaires africaines) comme un moyen de museler les opposants, et doit donc être supprimée. Doivent être supprimées ou sérieusement encadrées les dispositions du Code de procédure pénale imposant aux juges d’instruction de décerner un mandat de dépôt lorsque le procureur le requiert.
…2. Les Cas de Khalifa Ababacar Sall, Karim Meïssa Wade et autres
Khalifa A. Sall et Karim M. Wade sont les symboles vivants de la judiciarisation de la vie politique et l’utilisation de la Justice pour la liquidation d’adversaires politiques. Il est manifeste que les poursuites engagées contre eux et les condamnations prononcées sont perçues par les populations comme par les observateurs étrangers comme une liquidation judiciaire de candidats susceptibles de gêner sérieusement la réélection du Président candidat.
C’est tellement évident que le président de la République, interrogé par les médias étrangers, s’est senti obligé de proposer de les amnistier s’il est réélu !
Proposition :
Pour la consolidation du dialogue, il est attendu qu’il tienne les promesses qu’il a librement faites. Il est attendu que Khalifa Ababacar Sall soit libre totalement, avec la restitution de tous ses droits et la levée de l’exil de Karim Meïssa Wade par l’annulation de tous les mandats et réquisitions pris contre lui ! Enfin, il est aussi demandé la libération et l’arrêt des poursuites du Dr Babacar Diop, de Guy Marius Sagna et leurs co-détenus», fin de citation du texte introductif !
Cela me permet d’ouvrir une parenthèse et de rappeler, après une rencontre entre la plateforme Ñoo lànk et le Front de résistance nationale (Frn), l’on pouvait lire dans un communiqué du Frn : «…L’opposition, dans le cadre du dialogue national, estime que le moment était venu pour le président de la République de promouvoir la décrispation politique de façon à ce que le Parquet ne s’oppose pas, comme cela est de coutume, à la libération de Guy Marius Sagna dont la place n’est pas, encore une fois, la prison.» Par la suite, grâce à une démarche du Frn, avant même d’obtenir un accord sur cet objectif spécifique, l’on obtint, par exemple, la liberté provisoire de l’honorable député actuel M. Guy Marius Sagna. Ainsi, ce rappel est fait simplement pour montrer que «wakhtane thila lépp khathë !».
Pour revenir sur le sujet, à l’issue d’un long, large et fructueux débat, concernant cet objectif spécifique, au sein de la Commission politique du Dialogue national1, un accord a été obtenu et formulé, sous forme de fortes recommandations, comme ci-après : «La recommandation forte à l’endroit de la classe politique et de l’autorité pour la prise de toutes mesures allant dans le sens du renforcement de la décrispation de l’espace politique.
Cette recommandation est relative, entre autres, à la problématique de l’article 80 du Code pénal et à l’arrêté n°007580 du 20 juillet 2011 dit «arrêté Ousmane Ngom» et la perte des droits civils et politiques de personnalités du champ politique.» Aujourd’hui, comme nous pouvons tous le constater, les événements qui se déroulent dans notre pays ressemblent beaucoup au contexte qui était décrit en 2019, au moment du dialogue politique, où l’on avait constaté et conclu au même Autoritarisme d’Etat en République. C’est pourquoi la situation politique de l’heure fait du sujet évoqué, une question plus que jamais actuelle à traiter et à régler en urgence, en cette période de pré-déclarations de candidatures, à dix (10) mois de l’élection présidentielle de février 2024. Soucieux du même esprit de l’époque, de la décrispation de l’espace politique et de la paix sociale dans notre cher pays, en tant qu’ancien rapporteur et finalement, coordonnateur des plénipotentiaires de l’opposition dans la Commission politique du Dialogue national, je viens faire un appel solennel et formuler une demande à la Haute autorité, son Excellence, Monsieur le président de la République, la mise en œuvre des consensus passés et la prise de mesures d’apaisement dans l’espace politique, notamment la restitution de tous les droits politiques et civils de Khalifa Ababacar Sall et de Karim Meïssa Wade, conformément aux accords du dialogue politique et votre promesse d’appliquer tous les consensus, mais aussi la libération et l’arrêt des poursuites des militants politiques, dans le sens du renforcement de la paix sociale et de l’intérêt supérieur de la Nation. Dans le même registre, je lance aussi un appel, du fond du cœur, à l’endroit de la classe politique, singulièrement à toute l’opposition, à calmer le jeu et à répondre à l’appel à la concertation du Président de la République, pour aboutir à un climat politique apaisé et à un Sénégal réconcilié.
Oui, Il me semble important d’aller à la table de concertation pour tenter de trouver les moyens de mise en œuvre des autres points d’accords importants du dialogue politique, notamment :
la nécessité de conformer la loi 78-02 du 29 janvier 1978 relative aux réunions à la Constitution actuelle en y intégrant la marche pacifique et le droit de marche, l’encadrement, la réponse de l’autorité administrative dans un délai de soixante-douze (72) heures en cas d’interdiction, etc. ;
la modification de la loi 81-17 du 06 mai 1981 relative aux partis politiques dans le sens de son renforcement (obligation de dépôt d’un nombre de signatures ou parrains répartis dans un certain nombre de régions, obligation de disposer et d’assurer un programme de formation pour les militants et sympathisants ; obligation d’aller aux élections, seul ou en coalition ; obligation de tenue du congrès du parti tous les 5 ans au moins, etc.) ; Le principe du financement public des partis politiques ; Etc. Enfin, le dialogue pourrait se justifier pour trouver les voies et moyens d’appliquer les nombreuses et importantes recommandations faites par les experts indépendants de la Mission d’évaluation du processus électoral (Mafe) du Sénégal de 2021. Sans être exhaustif, je vais en citer certaines comme ci-après :
Proposition de modifier les articles L.31 et L.32 du Code électoral, devenus L.29 et L.30, en tenant compte de l’article 730 du Code de procédure pénale et en prévoyant une limite temporelle à la période de privation du droit de vote des condamnés…, pour mettre les conditions du droit de vote en conformité avec les normes internationales ; Proposition de soustraire, concernant l’Organe indépendant pour organiser les élections, la Dge et la Daf, de l’égide du ministère de l’Intérieur et de créer une unité distincte, présidée par une personne neutre, etc. ; Proposition de revoir le montant de la caution à la baisse et de reconsidérer le système de parrainage, tel qu’il est fait au Sénégal ; Proposition d’indiquer clairement dans l’article L.48 du Code électoral, devenu L.49, que les partis politiques légalement constitués, les organisations de la Société civile et la Cena ont un accès permanent, direct et illimité au fichier électoral à tous les stades, dans les locaux et par le biais de l’infrastructure informatique de la Daf ; Propositions de numérisa-tion, de centralisation et de modernisation de l’état civil, mais aussi d’amélioration de la chaîne d’inscription des électeurs ; Propositions pertinentes d’améli-oration de la distribution des cartes d’électeur ; Etc. Pour conclure, je vais emprunter une citation du Pr Aliou Diack, ancien Pcr de Mbane et président du Comité départemental de pilotage (Cdp) de Dagana des Assises nationales, en la paraphrasant : «Notre opinion est que le pays se trouve sur une pente très glissante et dangereuse, et notre choix devrait être de lui éviter des convulsions douloureuses, de tenter de l’en sortir par le dialogue, qui est conforme à nos traditions, à notre culture, à notre civilisation et bénéfique pour tous les concitoyens.»
Saliou SARR
Ancien Rapporteur et Coordonnateur des Plénipotentiaires de l’Opposition au Dialogue Politique de 2019
Membre de Taxawu Senegaal
1 Composée des représentants des partis politiques légalement constitués répartis en trois pôles (Majorité, Opposition, Non Alignés), des organes de contrôle et de suivi des élections (CENA et CNRA), des membres de la société civile (COSCE et PACTE), des représentants de l’Administration et des membres de la Commission cellulaire (Feu Général Mamadou NIANG, Pr Babacar KANTE et Alioune SALL et Mr Mazide NDIAYE, membre de la société civile).