A l’issue de l’épreuve d’anglais du Baccalauréat 2023 portant sur la violence en milieu scolaire, j’ai été interpellé par un collègue sur ce qu’il considère comme des difficultés de compréhension de l’écrit, liées, selon son analyse, à une complexité lexicale qui pourrait être allégée en recourant, lors de la conception des épreuves, à une application dénommée Text Inspector. Le logiciel classe les mots sur une échelle de difficulté allant d’Elémentaire à Maîtrise et Avancé, en passant par les catégories intermédiaires. Après classement, il sera loisible aux chargés de la confection de l’épreuve de faire les simplifications et autres substitutions qui faciliteront la compréhension du texte. A titre d’exemple, les mots Violence, Educational, Disrupting, Latter sont classés Upper Intermediate ou très difficiles, alors que Campaign est classé Avancé et Hindering, Complexe.
Je me sens interpellé à deux titres par ce qui semble s’inscrire dans un bel exercice de salubrité intellectuelle par un questionnement permanent sur nos objets de savoirs dans l’espace pédagogique. D’une part, je suis responsable à la Fastef de la didactique de la lecture expliquée (Reading Comprehension) en anglais, langue étrangère ; d’autre part, je suis un des superviseurs des commissions de validation des épreuves d’anglais au baccalauréat.

La problématique et les implications qui se profilent derrière cette responsabilité accrue par la présente interpellation, revêtent quatre aspects : notre rapport au savoir et la finalité de l’acte éducatif, la didactique de la compréhension de l’écrit, la méthodologie de ladite matière et concomitamment, le rôle des technologies éducatives dans l’espace scolaire.
Notre rapport au savoir dans le champ pédagogique peut s’analyser sous l’angle des modalités de construction de ce savoir, de sa transmission et de son évaluation : est-ce que ce savoir est transmis ou construit dans un compagnonnage «dégressif» (Legendre) qui aboutit à l’autonomisation de l’apprenant et à son affranchissement de la tutelle du maître ? Est-il un acte de dressage et d’assistance permanente jusque dans la salle d’examen ? Pour reprendre les mots de Jacques Derrida, ce savoir hérité du maître est-il reproduit et entretenu fidèlement comme «des archives, des feuilles mortes», ou «est-il réinventé, porté ailleurs dans l’infidélité, autrement dit, une fidélité infidèle» ? Nietzsche avait déjà honni celui qui demeure l’éternel élève de son maître !

La réponse institutionnelle à toutes ces questions épistémologiques se trouve surtout dans la Constitution de tous les éducateurs : la Loi d’Orientation de l’Education 91-22 du 16 février 1991. A l’article 1, alinéa 3, elle stipule que «l’éducation fournit aux hommes et aux femmes un instrument de réflexion leur permettant d’exercer un jugement». En outre, elle précise en son article 11 que l’éducation «doit faire acquérir à l’enfant la maîtrise de base de la pensée logique ainsi que celle des instruments de l’expression et de la communication». En résumé, l’acte éducatif doit doter l’apprenant de tous les instruments d’analyse et de réflexion critique en vue de formuler un jugement de valeur scientifique, morale ou culturelle pour le préparer à affronter les épreuves du quotidien. Sachant que tout savoir-faire est sous-tendu par un savoir-être ou attitude morale et intellectuelle face à l’objet de savoir ou l’acte qu’il induit, les pédagogues devraient mesurer les valeurs morales et intellectuelles qu’ils inculquent aux apprenants par le biais de leurs pratiques pédagogiques et outils de médiation et de facilitation. Les profils de sortie issus des pédagogies de mémorisation-restitution-restauration et autres stratégies de reproduction assistée systématiquement sont caractérisés par la soumission au savoir établi, voire à sa pétrification, par la culture du statu quo. Ces pratiques conduisent à l’affaissement de la tension cognitive qui doit accompagner la curiosité intellectuelle et à la faillite de la réflexion critique. Il y a lieu de différencier la formation du formatage : l’une libère, l’autre asservit !

Ces considérations épistémologiques m’aident à introduire le sujet qui nous préoccupe : comment le savoir est construit dans la compréhension de l’écrit ou du discours en langue étrangère, le cas de l’anglais dans notre système éducatif. Quel est le rôle des technologies éducatives dans cette entreprise ?

La didactique de la compréhension de l’écrit en langue étrangère est très riche en démarche de construction du sens. Lire, c’est briser un code cognitif pour accéder à un monde de sens enveloppé par un code linguistique. C’est une interaction silencieuse à sens unique entre un lecteur présent et un auteur absent, entre les représentations du lecteur et les intentions de l’auteur. La compréhension de l’écrit est donc une herméneutique, une construction du sens par déconstruction du texte. Pour appréhender la pensée de l’auteur, ce ne sont pas, tel que semble naïvement le postuler le Text Inspector, de simples relations d’équivalence littérale au niveau d’unités linguistiques isolées, des opérations de substitution mécanique ou de remplacement d’un terme par un autre jugé plus simple ! Rien de plus simpliste, voire destructeur ! Au demeurant, toute la démarche du Text Inspector est fondée sur un syllogisme fort discutable : un texte est une juxtaposition de mots (prémisse 1) ; si je comprends tous les mots (prémisse 2), je comprendrai le texte (conclusion) ! Nul besoin d’être un didacticien pour comprendre qu’un mot n’a de sens que dans un contexte et que les mots n’ont aucune autonomie intrinsèque : ils acquièrent leur sens par le monde qu’ils veulent représenter et le discours qui les héberge. Christine Nuttal, une célèbre didacticienne du Reading Comprehension en situation de langue étrangère, a ironiquement réfuté la notion de charge lexicale en caractérisant certains mots de mots-poubelle ou «Throw-away vocabulary», tellement leur incidence sur la compréhension est nulle. La compréhension de l’écrit passe par la capacité du lecteur à jauger la valeur des mots par rapport au thème souvent annoncé par le titre et surtout par rapport au contexte. «Comprendre un paragraphe, c’est comme résoudre un problème de mathématiques. Il consiste à sélectionner les bons éléments de la situation, à les mettre ensemble dans les bonnes relations… L’esprit (du lecteur) est en quelque sorte assailli par chaque mot du paragraphe. Il doit alors sélectionner, rejeter, pondérer, renforcer, corréler et organiser…» (Thorndike 1971). C’est en cela que Goodman (1988) le compare à un décodeur. Combien de professeurs apprennent aux élèves les techniques de sélection de mots pertinents en rapport avec le contexte, de réduction et de simplification de phrases complexes en concepts ou noyaux constitutifs (kernel structures) ? Combien de professeurs disent à leurs élèves la différence entre un texte, une juxtaposition de phrases, et un discours construit autour de fonctions communicatives dans un contexte donné ? Combien d’élèves apprennent à identifier les relations logiques qui lient le texte en entité cohérente ? Combien ont appris à élaborer des hypothèses, à reformuler, à paraphraser, à distinguer une généralisation d’une particularisation ? Si cette herméneutique, cette pédagogie de décryptage, d’analyse et d’interprétation est mise en place, l’élève devient son propre Text Inspector ! A défaut, la salle d’examen se transformera en chambre de lamentation et de compensation pédagogique où les carences en enseignement-apprentissage sont compensées par des manipulations aussi erronées que complaisantes ! Nous devons rompre avec cette politique de l’autruche qui est la caricature achevée du déni de réalité, cesser cette quête effrénée du bouc émissaire, en transformant la diabolisation et l’inquisition en introspection. Pour les candidats, l’examen est le temps de la réflexion, de la preuve par l’épreuve ; pour les enseignants, c’est un moment de réflexivité, moment où tous doivent se poser la question : avons-nous été à la hauteur de notre charge ?

Text Inspector fait partie de ces outils de technologie éducative qui, loin de tendre à l’autonomisation de l’apprenant, l’installent dans la torpeur intellectuelle de l’assistance perpétuelle. A l’analyse de ses procédés mécanistes, son inspiration structuraliste semble évidente car les mots sont envisagés et sélectionnés dans l’absolu, isolés de tout environnement linguistique ou situation pragmatique. En cela, il est en rupture totale d’un des fondements de la méthode communicative : le principe d’intégration. Pire, les méthodes de simplification après classement risquent de diluer le texte et d’altérer toute sa fraîcheur littéraire, son équilibre stylistique, son caractère idiomatique et son authenticité ! Comment peut-on cibler des mots comme Violence ou Campaign, et les classer difficiles aux niveaux (Upper intermediate et Advanced) ? C’est une insulte à l’intelligence, surtout pour un élève francophone, vu la proximité linguistique, morphologique et sémantique des deux langues ! Apparemment, les concepteurs de Text Inspector n’ont cure de la notion de Compétence Plurilinguistique qui permet des transferts entre langues voisines ! C’est le moment de mettre en garde les autorités et chercheurs en sciences de l’éducation contre l’usage inconsidéré de certains outils technologiques et la présence invasive de tablettes préconfigurées et autres applications dans le champ éducatif. L’auteur et universitaire britannique Howard Jacobson prévenait sur la Bbc, il y a quelques années, que «dans vingt ans, Twitter rendrait la jeunesse illettrée, insensible à la nature du discours» ! Quand la Suède a remarqué l’existence d’un illettrisme rampant et le recul de la pensée critique en milieu scolaire, la ministre des Ecoles, Lotta Edholm, a pris, lundi 15 mai 2023, la décision courageuse et radicale de retirer tous les gadgets du numérique qui font écran aux bons vieux outils d’antan : les livres, les crayons et les cahiers ! Chez nous, la lauréate de Ndane, Yacine Fall, moyenne 17, 96/20 au Baccalauréat S2, met en garde contre les plateformes digitales et autres gadgets !

Pour conclure, certains collègues seraient tentés de voir dans notre argumentaire, l’apologie d’un discours primitiviste ou révisionniste. Bien au contraire, nous sommes heureux d’incorporer les progrès technologiques dans la préparation de nos cours et recherches. Néanmoins, nous comprenons que les gains de productivité cognitive acquis grâce à ces technologies éducatives doivent créer en réalité de nouveaux espaces de construction de savoirs avancés et non des outils d’engourdissement de l’intellect par des pratiques et préconisations du type Text Inspector. La solution suggérée en toute sentimentalité, face à la détresse de candidats mal préparés et à l’embarras de professeurs à peine maîtres de leur art, n’est point dans le nivellement par le bas et les tripatouillages des épreuves d’examen, mais dans des pratiques de classe vertueuses que seule la formation initiale, continue et permanente des enseignants peut procurer. Le débat perpétuel sur les examens est souvent biaisé par une fixation pathologique sur un produit pédagogique dont les processus d’enseignement-apprentissage ne sont jamais interrogés. Pourquoi font-ils si peur ?
Mathiam THIAM
Inspecteur Général de l’Education et de la Formation
Formateur à la Fastef
Juillet 2023