Les porte-parole de la colère du Peuple

La campagne électorale qui s’annonce pour l’élection présidentielle de février 2024 aura de quoi irriter beaucoup de nerfs. Le top départ n’est pas encore donné, mais la couleur est déjà annoncée avec un recours sans limite à la colère. Il est très compréhensible que sur plusieurs situations dans notre pays, il y ait des choses à dire. Toutefois, cette propension de faux prophètes qui se trempent avec une joie indigne dans les larmes du Peuple pour en générer du gain politique, est à combattre.
Convoquer le récit d’un Peuple fatigué, exaspéré, éprouvé et surtout sur les nerfs est devenu une spécialité des écumeurs de plateaux, des chroniqueurs à la sauvette et de nos entrepreneurs politiques. Plus c’est gros et victimaire, mieux ils aiment. Le risque est de voir, avec ce jeu visant à attiser davantage des peurs et cristalliser des frustrations, que le peu qui nous reste comme tissu de stabilité se détricote.
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On ne peut empêcher des politiciens de faire de la mobilisation de la colère, un levier pertinent d’actions pour susciter de l’intérêt, drainer des foules, être au centre de l’actualité et par truchement inciter au vote. La colère, quand elle est utilisée en politique, cherche le subversif, titille des états d’âme, donne un primat aux raccourcis faciles et aux clichés peu élaborés pour interpréter des réalités beaucoup plus complexes.
Parler de colère en politique équivaut à inciter un imaginaire subversif, c’est par des réactions irrationnelles et éruptives, sur des coups de sang, qu’on veut pousser le citoyen à fonder son choix en politique. Tant pis pour des erreurs de jugement ! Le choix a été fait d’évoluer dans des démocraties, car on considère que celles-ci sont décloisonnées des émotions poussant à un agir déraisonnable ou des passions obstruant tout procédé cognitif lucide.
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Un message politique véhiculé avec la bonne dose de colère qui va avec, donne une réception plus convaincante. La personne qui parle dans un état coléreux, surtout un responsable politique, se met sur un piédestal qu’explique bien la psychologie politique. Par un excès de colère, le politique laisse transparaître qu’il est un individu dominant aussi bien sur le plan physique que social, vis-à-vis de ses adversaires et rivaux. Les politiciens adeptes des discours rugueux sont vus dans notre espace public comme des acteurs courageux et vaillants, alors que ceux plus orthodoxes ou courtois peuvent être taxés de pleutres. On voit dans les contextes de crise que par procédé cognitif, les électeurs, quels que puissent être les messages qui leur sont donnés, apprécient les politiques en fonction du ressenti qu’ils ont d’eux : est-ce des personnages politiques dominants ? Sont-ils courageux et savent-ils faire face ? Arrivent-ils à gérer et contenir leurs peurs ?
Dans le cas sénégalais, toutes les formations politiques et tous les acteurs s’accordent de façon consciente ou inconsciente à faire de la colère le levier majeur de mobilisation électorale. Les discours dans toutes les campagnes sont faits de dégagisme, d’une disqualification de tout l’existant, une négation des adversaires est faite. Tout ce qui pourrait paraître comme faits d’armes honorables ou acquis bénéfiques à la collectivité est chahuté ou remis en cause. De cette colère, naissent des «hommes d’actions» (le mot est détestable, surtout pour des fanfarons sans fait d’armes sérieux) qu’on peut voir comme des héros providentiels avec des solutions miracles. On oublie souvent dans les stratégies de ces «hommes d’actions» qu’il faut un minimum de réflexion ou de préparation pour ne pas se noyer dans les mêmes mares d’erreurs où ils considèrent que les tenants des pouvoirs en place se sont englués.
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L’entre-soi et la commisération aidant en politique sénégalaise, les acteurs se mettent dans une logique de ne nier aucune souffrance des citoyens. Ils se mettent dans un jeu d’appropriation des peines, ils singent une proximité en politique, que trahit pour beaucoup le trop-plein d’entrain qu’ils mettent dans leurs jeux de rôle et l’exacerbation sans filtre de leurs discours hostiles. Il faut souffler fort sur les braises des cœurs chauds. Plus on gueule fort, plus on a de caisses de résonance et plus le citoyen fâché se sent compris et mieux représenté. Les politiciens ne deviennent plus légitimes pour leurs idées, leur parcours, leurs expériences et leur capacité à incarner l’autorité, ils deviennent des éponges devant absorber colères et peurs pour renvoyer avec l’émotion qui va avec, notre incompréhension que les choses n’aillent pas dans notre sens et notre désaccord de la façon dont les affaires de la cité sont tenues.
Toutes les percées en politique sénégalaise ces dernières années, ont le même guide pratique. Il faut se présenter à la communauté nationale comme immaculé de toute souillure, il faut se clamer conscient du «désarroi» et du «désespoir» des Sénégalais. Le bouchon est poussé en se montrant solidaire de l’esprit d’indignation ambiante (je m’indigne, donc j’existe). Pour finir, il faut après un show fait de sorties nourries et calibrées sur tous les sujets polémiques, se positionner comme chantre d’une justice sociale qui apporterait des réponses à toutes les colères. Je laisserai aux lecteurs, le soin de remplir une liste de politiciens qui ont percé dans la dernière décennie. Plusieurs d’entre eux brillent sous le soleil en s’enduisant de l’huile miracle qu’est la colère des masses. Les bouches des malheurs qui n’ont point des bouches deviennent des troubadours sans retenue qu’on qualifierait de «porte-parole de la colère des peuples».
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La colère fait de sacrés résultats en politique et le récent séisme électoral en Argentine ragaillardira davantage les démagogues et populistes qui foncent tête baissée sur tout ce qui est ordre. Il ne faut pas chercher loin pour voir que Javier Milei est porté au pouvoir par des Argentins en colère, dans un pays éprouvé économiquement, et surtout avec une classe politique à bout de souffle. Choisir un libertarien, militant convaincu du moins d’Etat, parce qu’on est en colère contre tout le fonctionnement d’un système, peut s’avérer très périlleux sur un long terme pour l’Argentine, mais quand on est en colère, il faut agir et il faut des hommes d’actions pour ça ! Espérons qu’avant le jour fatidique du vote, le Sénégal pourra choisir son avenir entre le moins de candidats en colère. L’avenir de ce pays est assez radieux pour nous donner, pieds et poings liés, à des boucs en colère.
Par Serigne Saliou DIAGNE – saliou.diagne@lequotidien.sn