L’héritage colonial est tenace. En matière de culture, il a considérablement marqué les premières approches du Sénégal d’après-indépendance. Le patrimoine, cet autre héritage, s’est alors pensé à partir d’un point de vue externe. Interne, le regard l’est maintenant. Et qui dit que le patrimoine mérite une meilleure prise en charge. Le Fesnac offrant l’espace pour le penser, la pensée s’est exprimée.Par Moussa SECK (Envoyé spécial à Djilor)

– Abdou Khadr Gaye est content. Il sourit, son diastème apparaît, ses joues prennent du volume, la lumière du jour ajoute de la lumière à sa joie. Il écoute et prend note. Il mange et boit ce que le Dr Pape Massène Sène génère comme culture et connaissance. Le maître tournait et retournait la notion de patrimoine, convoquait l’histoire, convoquait des images, convoquait des politiques. Quelque part à Fimela, près d’un cours d’eau et dans la verdure, on discute des politiques culturelles au Sénégal, entre acquis et défis. M. Sène réalise un saut en arrière de quelques siècles en mettant en lumière que «c’est en 1789, au moment de la Révolution, que les révolutionnaires ont estimé que les biens gardés par l’aristocratie et le clergé ne pouvaient plus continuer à être des biens individuels, au profit d’une petite minorité, et que ces biens-là devaient être partagés par le plus grand nombre». Ainsi commence «la patrimonialisation». Et, «nous constatons aussi qu’aux premières années de notre indépendance, la notion de patrimoine a obéi à un mimétisme exceptionnel», par rapport à celle héritée de la période d’avant-indépendance. Cette conception héritée d’ailleurs du patrimoine, ne satisfait certainement pas. Les ressemblances seront citées pour enfin souligner qu’«en 1989, on s’est rendu compte qu’on ne pouvait pas continuer à parler de patrimoine sans la dimension humaine, c’est-à-dire orale, la dimension de la culture vivante». Abdou Khadr Gaye vivait ce que disait Pape Massène Sène. Il le vivait, d’autant plus que ça faisait écho à sa pensée. Lui qui, durant sa prise de parole, a fait balader l’assistance dans un Dakar sous Dakar. Dans le Dakar de son royaume d’enfance. Dans ce Dakar-lébou-traditionnel que cet autre Dakar enflé de fer, vêtu de ciment et sculpté dans le béton a englouti sous des airs de modernité, écrasant ainsi tout un patrimoine. Son discours fredonne des chants populaires, peint des rues chargées d’histoire, trace des circuits connus superficiellement de tous, mais que peu connaissent dans toutes ses lignes, ressuscite le Dakar des profondeurs : quelque chose de vivant, non de l’immeuble hérité seulement. Quelque chose qui est de l’ordre de la culture vivante, la culture traditionnelle et populaire dont parlait M. Sène. Ce dernier convoquera toujours le 15 novembre 1989, date à laquelle, à l’Unesco, il a été rappelé que «la culture traditionnelle et populaire devait être prise en compte parce qu’il fallait justement faire en sorte que la culture vivante soit au cœur du patrimoine». Culture traditionnelle et populaire qu’il définit comme «l’ensemble des créations émanant d’une communauté culturelle, fondées sur la tradition, exprimées par un groupe ou des individus, reconnues comme répondant aux attentes de la communauté en tant qu’expression de l’identité culturelle et sociale de celle-ci». Problème d’identité, problème de création et de créativité, conclut-il, quant à la définition.

Les premiers gestes, attendus dans la Constitution
On est loin de 1789, loin des considérations d’après-indépendance et, si proche du Dakar de M. Gaye et en face, cependant, de problèmes. Dans le domaine du bâtiment, par exemple. «Quand on regarde la liste du patrimoine, on voit surtout du patrimoine colonial. Ensuite, on voit le patrimoine qui a été laissé par les différentes religions» telles que mosquées et cathédrales, fait remarquer l’architecte Mama­dou Jean-Charles Tall. Et il s’interroge pour savoir si dans notre histoire, nous avons été capables de sortir quelque chose que l’on peut prendre comme patrimoine ou si nous avons baissé les bras par rapport à ça. Simplement et à titre d’illustration : «Est-ce que Tombouctou, ça nous appartient à nous Sénégalais ?» Lui, en tant qu’architecte, revendique Tombouctou. Il revendique le Bogolan et plaide pour que ce tissu ne soit pas que cloîtré dans le luxe, il évoque le Ghana, il parle africain. L’archi­tecte est convaincu qu’il y a des choses à prendre d’un peu partout et croit que pour préserver le patrimoine sénégalais, il faut commencer par le sortir du seul giron sénégalais. «Imaginez une fédération où il y aurait le Sénégal, le Mali, la Guinée, la Mauritanie, la Guinée-Bissau, le Cap-Vert, le Burkina Faso…» Verra qui imaginera.

Pape Massène Sène à lui déjà vu. Il a vu que «le patrimoine local, communautaire, sénégalo-sénégalais est insuffisamment pris en charge, parce que l’essentiel des dispositions pratiques arrêtées sur le patrimoine concerne le patrimoine colonial hérité de nos relations avec l’Occident». Alors, fait-il savoir, «il est bon qu’on fasse évoluer les dispositions pratiques et qu’au besoin, de la même manière que le chef de l’Etat est le Protecteur des arts et des lettres, est le Protecteur des artistes, le patrimoine puisse avoir effectivement une protection institutionnelle comme celle d’un président de la République».
«Sinon, ça reste une espèce de vœu pieux entre les uns et les autres, et chacun y met sa vision selon son gré.» Les instituions ! L’institution suprême qu’est le Président ! Pour une réelle prise en charge de notre patrimoine, «posons les premiers gestes dans notre loi fondamentale, la Constitution», suggère M. Sène. Ce, toujours selon lui, avant d’aller voir très loin, parlant de Macky, des arts et de la culture. Des actes du colloque sont prévus et, sûrement, le principal concerné entendra l’appel de Djilor.