Le 24 mars, le Peuple a sifflé la fin d’une séquence ouverte depuis les indépendances, celle de pouvoirs successifs sans rupture avec le système colonial.

Il a terrassé un monstre qui a usé de tous les moyens illégaux (législatif, judiciaire, intellectuels organiques, appareils de propagande, réseaux maraboutiques et traditionnels, etc.) pour empêcher la dynamique de rupture de se dérouler. Ce sont les emprisonnements, les arrestations arbitraires, les détentions illégales de milliers de militants (dont Sonko, Diomaye, etc), les achats de conscience. Les sacrifices physiques et moraux ont été nombreux par la tyrannie d’un régime aveugle d’un faux pouvoir assuré à devoir perpétuer un système vieux d’une soixantaine d’années.

La puissance du Peuple a pu le faire taire et ouvrir une autre porte d’une histoire à faire. Elle le dit depuis dans des mots ou catégories : un projet, Pastef, souveraineté, monnaie nationale, Afrique, etc.

Elle s’est déployée en ingéniosités sur le plan des discours (les slogans puissants), de l’art (les sketches, les tableaux, la musique), de l’argumentation politique (des universitaires et beaucoup de gens non titrés qui déclarent au nom du projet ou du Droit ou de la Justice).

Ce qui est arrivé, alors, de nouveau dans toute cette période de luttes, c’est cette massification des acteurs. La politique n’a pas été dite et faite uniquement par un corps de professionnels, un dirigeant ou un parti qui donne de haut ses mots d’ordre, une équipe d’intellectuels bardés de diplômes. Elle l’a été en grande partie par des gens de tout âge formés dans la dynamique et le réel, les réseaux sociaux, dans des communautés politiques autocréés, dans des lieux de la politique différents, par des invités internationalistes, panafricanistes. La crise économique capitaliste est passée par-là. Elle a mis toutes les couches sociales dans une précarisation et les a obligées à être en situation de luttes.

Ce qui est arrivé aussi de nouveau c’est la remise en œuvre de nos valeurs massacrées par le capitalisme qui met l’individu au-dessus de la communauté, cautionne l’égoïsme : Mbokaan ( la prise en compte de l’autre dans une chaîne de solidarités), Gore (la dignité sauvée dans les pires épreuves de prison, de tueries et autres), Dëgu (la fidélité à la rencontre avec l’idée qu’il faut un anti-système), etc.

Ce capital de valeurs révèle en gros que les masses font l’histoire avec Diomaye et Sonko. Ce sont, à la fois, une plongée dans notre imaginaire et les signes de désir d’un monde nouveau. Elles, ces valeurs, ont été le socle de la résistance des jeunes (et même d’enfants) !

Donc, il ne peut y avoir de déni du rôle d’avant-garde du parti Pastef, des sacrifices énormes consentis par ses militants. Ce qui ne minimise pas non plus les millions d’anonymes sujets de cette histoire. En gros, c’est le Peuple qui est gagnant pour ses attentes de vie réelle, d’espoir d’un en-commun.

Mais, il ne peut pas y avoir d’amnésie sur les luttes d’avant les luttes de cette victoire qui ont, à chaque moment historique, mis des générations au combat malgré les répressions, le tribut fort qu’il y avait à payer. La gauche révolutionnaire d’alors, avec ses échecs et ses réussites, y a joué un rôle de premier plan. L’histoire actuelle du Sénégal, cette victoire du 24 mars 2024, porte en partie son identité même si elle est marquée par son absence organique sous la présence inorganique.

Depuis le 24 mars, nous avons ouvert une brèche. Nous nous sommes donné une occasion inouïe de faire bifurquer l’histoire.

La catégorie de bifurcation n’est pas qu’une décision ultime de ne pas reconduire ce qui a eu lieu jusqu’à présent. Il s’agit d’une guerre prolongée contre le système qui a des souches en nous, contre la représentation d’un fatalisme politique des institutions. La bifurcation est acte et se mesure par des transformations réelles et progressives de justice et d’égalité.

Notre question de départ est alors : comment faire pour que les sacrifices en vies humaines, en peines ou don de soi ne soient pas vains par un retour du système ? Et nul ne peut faire l’économie de cette question axiale au regard des grandes désillusions nées des alternances trahies.

Dès lors, il s’agit de considérer le 24 mars comme le bord inaugural d’un processus dont révolution en termes classiques ne peut pas être le nom mais qui pourrait en faire, alors, office. Le vrai combat pour parachever les luttes commence.

Trois générations ont eu à se mettre en œuvre pour la victoire du 24 mars 2024 : celle des moins de quarante ans, celles des plus de quarante à soixante ans et des plus de soixante à quatre-vingts ans et plus. Ce brassage s’est effectué au cœur des luttes. Et au seuil de la victoire, un autre défi s’impose à elles au regard de nouvelles exigences. Il y a les deux dernières générations qui ont un bilan organisationnel et idéologique des victoires et des échecs de mise en œuvre des projets d’égalité et de justice. Elles ont un devoir de mémoire et de passage.

Le projet Pastef et son déroulement étatique ne recommande pas d’en faire une fin en soi. Ils ne sont qu’une étape dans l’épopée des luttes pour une société égalitaire.

C’est pourquoi, les militants révolutionnaires sont interpellés à être au cœur de cette séquence de continuation et de parachèvement du long processus des luttes pour l’égalité et la justice. Ils portent un héritage lourd d’intellectualité critique des périodes d’engagements des années trente à maintenant.
Car si la destitution (contre la Constitution) des institutions (pour rendre progressivement le pouvoir au Ppeuple) et de nous-mêmes est ce que la séquence actuelle ouvre, les militants révolutionnaires/ communistes sont, de fait, les vrais interpellés.

C’est pourquoi ce texte est un appel à la mise en place d’une gauche révolutionnaire au cœur des combats présents et futurs. Un nouveau monde s’offre, il ne peut se faire sans elle.
Cheikh KASSE, Enseignant- Chercheur/ Littérature orale
Mail: kheuchks@yahoo.fr