Il s’agit d’une histoire politique, mais aussi d’une histoire personnelle. Pour cette raison, j’ai beaucoup réfléchi au jugement qu’entraîne la prise de positions publiques et à l’ironie qu’il y a à craindre le jugement public pour avoir rendu public son propre jugement. J’ai également pensé aux membres de ma famille, à mes amis et à diverses connaissances, dont certains se sont malheureusement éloignés au cours des dernières années. Cependant, j’ai surtout pensé au sentiment de frustration et d’impuissance que j’ai enduré à la suite de l’année 2016 et de l’élection de Donald Trump à la Présidence des Etats-Unis. La seule mauvaise analogie que j’ai pu trouver est le sentiment d’assister à un accident de voiture au ralenti, sans pouvoir appuyer sur les freins ni éviter la collision. En tant qu’observateur politique aux Etats-Unis pendant cette période, j’ai vu des liens familiaux se distendre, j’ai vu des amitiés abandonnées et remplacées par un étalage constant de griefs à l’égard de ceux qui étaient désormais perçus comme des ennemis.


Si vous connaissez l’histoire politique américaine, vous savez que la division a toujours existé et qu’elle peut être retracée à différentes époques. L’année 2016, cependant, a été ressentie différemment, parce que nous savions qu’il s’agissait d’un moment historique que nous étions en train de vivre.

«Ne parlez pas de politique pendant les repas de fête» est un dicton que l’on entend souvent aux Etats-Unis et, pour la première fois de ma vie, on peut dire la même chose du Sénégal. C’est un constat morbide, surtout pour un pays où le débat était au cœur de la vie sociale, qu’il s’agisse de football, d’art ou de politique. Nous avons toujours été capables de nous reconnaître dans «l’autre» malgré nos différences, mais je crains que l’époque où de véritables relations significatives pouvaient survivre aux «désalignements» politiques ne soit révolue. Nous n’en sommes pas arrivés là par hasard, et si la première étape de la guérison est le diagnostic, alors nous devons reconnaître que nous sommes une société fracturée à l’heure actuelle. Pour ceux qui s’attendent à une mise en accusation de tel ou tel acteur politique sénégalais, je m’excuse d’avance pour la déception. Il s’agit plutôt d’une mise en accusation de nous tous, Sénégalais, et d’une rétrospective sur la façon dont nous nous sommes engagés dans cette chevauchée vers la collision.

L’environnement politique toxique qui règne actuellement aux Etats-Unis et dans le monde entier n’est pas né au cours de la dernière décennie, mais pour la première fois au XXIe siècle, Donald Trump a fait son apparition, entraînant avec lui un bouleversement complet de ce que nous pensions être des normes politiques établies. Pour la plupart, des hommes comme lui ont accédé à la notoriété à un moment de grande détresse, une détresse que les indicateurs économiques ne parvenaient pas à décrire. On pourrait même dire que ce genre de bouleversement a tendance à se matérialiser surtout lorsque ces indicateurs sont détachés de la réalité quotidienne des gens. On peut également imaginer ce que ressentirait le travailleur moyen s’il était constamment informé de progrès prodigieux, d’indices de prix, de Pib et d’autres acronymes fantaisistes qui ne signifient pas grand-chose pour sa vie quotidienne. Si c’était vrai pour l’Amérique, ça l’était encore plus pour le Sénégal. Depuis l’alternance de 2000, le pays, et plus particulièrement Dakar, a connu un afflux d’argent indescriptible. Une myriade de nouveaux immeubles de luxe commençait à pousser dans tous les coins de la capitale, et les voitures de luxe qui circulaient régulièrement sur la Corniche avaient commencé à rivaliser avec celles de Monte-Carlo. Le décalage ne pouvait pas être plus flagrant, car pendant que toute cette opulence était étalée, la plupart des travailleurs voyaient leurs salaires stagner et le coût de la vie augmenter rapidement. Les jeunes, qui représentent la plus grande part du gâteau démographique, étaient confrontés à une pénurie d’offres d’emploi et à un marché du logement totalement hors de portée. Etre propriétaire d’une maison n’était donc plus qu’un rêve pour la plupart des travailleurs sénégalais.

Tristesse était de constater que les gens ne peuvent pas manger ou boire des rapports économiques positifs. Cela ne veut pas dire qu’il n’y avait pas de progrès légitimes au Sénégal, mais la perception (et la réalité dans certains cas) était que les progrès se produisaient à des rythmes radicalement différents selon les personnes. Et c’est là que réside un point de fracture majeur : le sentiment de trahison. La question de savoir si ce sentiment était justifié n’a presque plus d’importance, car les conversations sur la politique sont désormais souvent empoisonnées par des présomptions de mauvaise foi de la part de l’une des parties en présence.

Sans la bonne foi comme lanterne guidant nos interactions et notre évolution en tant que Peuple sénégalais, j’en viens à me poser des questions que je n’aurais jamais cru pouvoir me poser. Que croyons-nous qu’il nous arrivera en tant que Nation et en tant que Peuple si nous cessons de nous voir les uns dans les autres, même au niveau le plus élémentaire ? Espérons-nous simplement imposer notre vision du monde aux autres par la force ? Et si cela s’avérait possible, je pose à nouveau la question : quel est le résultat escompté pour nous en tant que Nation ?

Un résultat très probable est que nous nous transformions en la version actuelle des Etats-Unis, un pays où la division s’ajoute à la division, où la polarisation et la méfiance sont allées si loin que vos propres voisins ne sont plus seulement des voisins, mais aussi des ennemis ou des traîtres potentiels.

C’est probablement le bon moment pour préciser que je vis actuellement en Amérique et que j’aime l’idée que l’Amérique représente. J’aime l’idée d’un «melting pot» de personnes et de cultures, ce qui est, à mon humble avis, la meilleure chose que l’Amérique puisse offrir. Je ne prends aucun plaisir à faire cette comparaison, mais aussi déchirant que cela puisse être, je ne peux m’empêcher de remarquer que le Sénégal adopte les aspects les moins attrayants des Etats-Unis.

Ce type de transformation ne se produit pas d’un seul coup, mais nous avons déjà commencé à glisser dangereusement vers notre propre version du pire de ce que l’Amérique a à proposer. Tout d’abord, nous sommes en train de nous désensibiliser à la violence politique, et à la violence tout court. Les morts politiques, qui n’ont été que peu nombreuses au cours de notre histoire, sont non seulement acceptées, mais attendues. Il y en a eu tellement en si peu de temps que cela rappelle la façon dont l’Amérique s’est habituée aux fusillades dans les écoles. A 32 ans, je suis encore relativement jeune, mais je suis assez vieux pour me souvenir de l’attaque contre le cortège de campagne de Idrissa Seck lors de la course à la Présidence de 2007. Cette attaque s’est produite à deux pas de la maison de mon enfance et s’est soldée par la mort tragique d’une personne. Je me souviens également que ce fut un moment de consternation nationale. Mais depuis lors, nous nous sommes engagés dans une course systématique aux extrêmes en matière de rhétorique et d’actions violentes. Pour être clair, cela ne s’applique pas seulement à la police et aux manifestants, mais aussi à la presse, en particulier aux experts de la télévision, aux influenceurs sur Internet, aux hommes politiques lors des rassemblements électoraux et, surtout, à chacun d’entre nous dans notre vie quotidienne. Lorsque nous nous habituons à la violence verbale et physique, nous sommes plongés dans une spirale sombre qu’il est difficile d’arrêter tant qu’elle n’a pas atteint son point le plus bas.

Nous assistons également à l’éclosion d’un mouvement xénophobe et pseudo-nationaliste qui semble viser les immigrés d’origine guinéenne. Bien qu’il ne soit pas encore formellement organisé, ce n’est qu’une question de temps avant que le Sénégal n’ait sa propre version de Maga. Et si l’histoire nous enseigne quelque chose, il est presque certain que cela poussera le pays vers encore plus de violence.

L’un des principaux catalyseurs de cette polarisation est la révolution numérique et la façon dont nous consommons l’information aujourd’hui. Cette révolution a bouleversé le rôle de gardien de l’information que seules quelques institutions possédaient. S’il est certainement bien que les gens ne dépendent plus d’un petit nombre pour être informés, la majeure partie du monde n’était pas prête à faire face aux nouveaux mécanismes de diffusion de l’information. La désinformation a toujours existé, mais elle n’a jamais pu atteindre autant de personnes en si peu de temps qu’à l’ère des smartphones. C’est d’autant plus dangereux que même les personnes ayant un niveau d’éducation élevé se sont révélées vulnérables à cette surexposition à l’information, une vidéo «deepfake» et un fil de discussion WhatsApp à la fois.

Tout cela se produit bien sûr alors que la Cedeao, notre groupe d’alliance le plus important, a pratiquement implosé et n’existe plus que de nom à la suite des récents coups d’Etat dans cinq de ses Etats membres. Le Sénégal lui-même vient de sortir de sa propre crise constitutionnelle, mais il n’en est pas sorti indemne. Notre Nation traverse sa plus dure épreuve et, au lieu de renforcer notre détermination, nous avons endurci nos cœurs et à demi fermé nos esprits. Notre devise «Un Peuple, Un But, Une Foi» semble douloureusement éloignée de notre réalité actuelle.

Cela rappelle étrangement le discours politique américain actuel, où le cynisme est l’attitude par défaut et où l’esprit partisan règne en maître. Je ne suis pas assez naïf pour croire que les prochaines années se dérouleront sans heurts pour notre pays, mais j’espère que nous pourrons éviter un carnage à l’Américaine.

PS : Le titre de cet essai est un clin d’œil au livre American Carnage de Tim Alberta.
Babacar Déma SANE