Le naufrage du Joola en 2002, plus meurtrier que celui du Titanic en 1912, est sauvé de l’oubli grâce à l’érection d’un musée-mémorial au quartier Escale de Ziguinchor. L’infrastructure sera mise en service aujourd’hui, coïncidant avec le 22e anniversaire de cette tragédie maritime qui a fait 1863 morts.

 

Par Khady SONKO – Le naufrage du ferry Le Joola en 2002 ne sera pas oublié. C’était il y a 22 ans, mais la douleur est toujours indicible. Ce matin, les familles des victimes vont replonger dans la tristesse d’une journée noire. Les funestes questions sont toujours actuelles : pourquoi et comment cette tragédie est survenue ? On n’aura jamais évidemment les réponses, car l’Etat a décidé de noyer le dossier, à l’image de la coque du bateau qui continue de sombrer dans les profondeurs océaniques.

Il reste le combat contre l’oubli, la banalisation de ce 26 septembre. Le mémorial-musée érigé au quartier Ecale sur les berges de Ziguinchor va rappeler aux générations futures, la plus grande catastrophe maritime qui arriva un 26 septembre au large des côtes gambiennes, avec un bilan de 1863 morts et 64 rescapés. Le musée mis en service à partir d’aujourd’hui va garder l’histoire de cette tragédie, la mémoire des disparus, mais aussi les témoignages des rescapés du naufrage. Cette infrastructure va d’ailleurs accueillir la 22e commémoration du naufrage. L’événement coïncide avec sa mise en service. Ainsi, le Titanic sénégalais, pour ne pas dire africain, ne tombera pas dans l’oubli.

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Ses travaux avaient été lancés par les autorités sénégalaises en décembre 2019. 5 ans après, le Musée-mémorial Le Joola est devenu une réalité. L’infrastructure a été inaugurée le 17 janvier 2024 par le Premier ministre de l’époque, Amadou Ba, en présence du ministre de la Culture, Aliou Sow. Son objectif est de lutter contre l’oubli, mais aussi un hommage aux morts de douze nationalités différentes. Le projet a été piloté par l’administratrice du musée. «Le Mémorial du bateau Le Joola aura pour mission de se dresser contre l’oubli, de rendre hommage à ces centaines de victimes dont le souvenir douloureux est resté un traumatisme national», résume Sokhna Fall Gaye.

Sa réalisation est la satisfaction d’une vieille doléance des familles des victimes par le président de la République Macky Sall. C’est à la suite d’un consensus avec elles qu’il a pris l’engagement de son érection à Ziguinchor. Le projet a débuté en 2015 avec le lancement du Concours national d’architecture remporté par le cabinet Archi Design et associés, le maître-d’œuvre chargé du suivi des travaux de construction.

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Le ministère de la Culture et du patrimoine historique, à travers le Service du mémorial, en est le maître d’ouvrage. Quelques péripéties liées à l’emplacement initial qui empiétait sur le domaine portuaire, des études géotechniques qui laissaient à désirer avaient ralenti à ses débuts sa réalisation. Mais selon Mme Gaye, «la ferme décision de le réaliser a permis de procéder au lancement, en 2017, d’un appel d’offres en procédure d’urgence pour les travaux de construction, et l’entreprise Eiffage Sa a été déclarée attributaire du marché». Selon elle, «après réflexion et échanges avec les communautés et parties prenantes au projet, la recherche d’un site répondant aux critères des familles des victimes (bordure du fleuve, route de passage du bateau et proximité avec la Gare maritime de Ziguinchor) était engagée». Ainsi, le mémorial est bâti sur l’embarcadère de poissons, et d’autres infrastructures. «Il y avait ici le quai de pêche, un château d’eau, des boutiques, des cantines, un hôtel, aussi l’usine Sosechal de crevettes et de fabrication de glace qui ont été déménagés à Boudodi», témoigne le vieux Mamadou Souané. Il est vendeur de poissons depuis 40 ans au marché Escale de Ziguinchor. «Il y avait beaucoup de pirogues et beaucoup de cantines à l’époque. Mais à cause du projet du musée, tout a été déménagé ailleurs», raconte le vieux, nostalgique de l’ambiance de ce temps où, dit-il : «Les affaires étaient plus florissantes.»

Rôle didactique et de prévention des catastrophes
En 2018, sous la conduite des autorités administratives locales, des services techniques, des représentants des communautés, des associations des parents de victimes, le site sis au quartier Escale a été retenu pour abriter le mémorial-musée. Il s’étend sur 5 mille 838 m². 48% représentent un titre foncier, tandis que les 52% restants, qui abritent des commerces, sont dédiés au mémorial. Et en 2020, après des opérations d’indemnisation, les travaux de construction pouvaient commencer. Le mémorial occupe 52% de la superficie totale. Pour sécuriser le tout, un décret a été pris, déclarant d’utilité publique le mémorial du bateau Le Joola. L’année suivante, en 2021, un comité scientifique et technique est mis en place pour la définition des contenus et l’élaboration du discours muséographique.

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D’un coût global de 3 milliards de francs Cfa, l’infrastructure va permettre aux familles des victimes de faire leur deuil, mais aussi «un partage responsable d’une histoire et d’une mémoire
collective». L’on espère qu’elle peut jouer un grand rôle dans la prévention et la gestion des catastrophes.

Selon son administratrice, le mémorial-musée se veut un instrument de veille qui doit constamment rappeler aux populations la responsabilité citoyenne, individuelle et collective dans la prévention des catastrophes. «Il aura pour vocation, dans son volet didactique, de sensibiliser les populations dans la prévention des risques par le respect de l’ordre et de la loi», dit-elle.

Le partage d’une histoire commune avec le monde
Souvenir, culture et tourisme sont les offres du Mémorial Joola qui offrira une diversité et un caractère inédit des expositions, combinés à la particularité de l’infrastructure. Des visiteurs sénégalais, de la sous-région et du monde entier pourront désormais le visiter et en connaître certainement davantage sur une triste histoire du Sénégal.

«L’animation scientifique et l’animation culturelle liées à son fonctionnement vont favoriser la recherche et le développement d’activités connexes avec différentes associations liées au musée, les artistes, ainsi que tous les pays ayant perdu des ressortissants dans ce drame», a indiqué Mme Gaye. A l’en croire, «l’animation scientifique permettra au musée de développer des programmes et des projets de partenariat avec les autres musées à travers le monde, les universités, les centres de recherche et de documentation, les institutions internationales». Le mémorial aura donc pour vocation de servir d’incubateur pour les chercheurs et les étudiants qui travaillent sur des questions liées au naufrage, à l’histoire de la navigation et de la Casamance en général. «L’animation culturelle, quant à elle, permettra de développer des activités avec les différentes associations des familles de victimes et des rescapés. Ce volet permettra aussi d’associer des artistes pour des prestations en lien avec cette histoire commune. Les centres culturels régionaux et sous-régionaux seront conviés dans les activités en hommage aux victimes de ce drame», ajouta l’administratrice.

La gestion d’un tel ouvrage nécessitant une approche holistique, le Musée-mémorial est un Edifice public à caractère administratif (Epa). Ainsi, sa gestion sera collégiale avec l’ensemble des acteurs et des parties prenantes. «Tout acte posé relativement au souvenir du Joola s’inscrit dans le partage responsable d’une histoire et d’une mémoire collective», a déclaré Sokhna Gaye. Aussi estime-t-elle que la douleur de la tragédie pourra être transformée en une séquence vive et vivante, «celle qui permet de surmonter les plus grandes difficultés pour en faire le fondement d’actions constructives».
Par ailleurs, les familles des victimes se consoleront de l’érection du mémorial, en attendant le renflouement de l’épave du bateau, qu’elles appellent ardemment de leurs vœux.

Selon Amadou Ba, Premier ministre, qui a inauguré l’édifice, «l’enjeu permanent, c’est de tirer les bonnes leçons et de mettre en pratique ces leçons prescrites».
Pour lui, «le Mémorial Joola développera une didactique du souvenir créatif, celui qui enseigne à être et à se penser parmi les autres, responsable de soi et de chacun des éléments composant la communauté, et pas seulement les êtres humains, mais également les autres éléments immatériels, constitutifs de notre patrimoine».

Le Mémorial Joola est debout sur la terre ferme, face au fleuve, sur le trajet du Joola. «Il est bâti pour résister au temps et aux intempéries tout en portant, dans sa vigueur et sa rigueur, les souplesses qu’exige un monde qui change dans une société composée en grande majorité de jeunes. Le mémorial sera assurément une école, un livre ouvert et un film d’anticipation», avait dit le Premier ministre Amadou Ba.

Le Joola dont l’épave est toujours en mer, était un ferry de 76, 5 mètres de longueur, 12, 5 mètres de largeur, de 2087 tonneaux, équipé de deux moteurs de 1600 Cv, lancé en Allemagne de l’Ouest en 1990. Grâce notamment à des données recueillies par des familles de victimes, le rapport d’enquête français d’octobre 2004 estime que 1928 personnes étaient à bord, alors que le navire, de près de 80 mètres de long, a été conçu pour en transporter 580 dont 536 passagers et 44 membres d’équipage. Lorsqu’il a sombré au large des côtes gambiennes, Le Joola avait plus du triple de sa capacité officielle. «Quelque 800 billets ont été vendus, mais c’est sans compter les enfants de moins de 5 ans, qui voyagent gratuitement, ainsi que les militaires et leurs familles, la ligne étant gérée depuis décembre 1995 par l’Armée en raison de la situation sécuritaire en Casamance», a-t-on appris. Les Ziguinchorois saluent l’érection du mémorial-musée. «C’est une bonne chose, surtout pour les futures générations à qui il permettra d’apprendre ce qui s’était passé ici. Cela permettra de ne pas oublier le naufrage», pensent-ils.
ksonko@lequotidien.sn