Philosophe, le Pr Souleymane Bachir Diagne a fait face à ses lecteurs ce samedi aux Editions Harmattan. Dans cette discussion animée par le journaliste Pape Alioune Sarr, en collaboration avec le Département de philosophie de la Fastef et l’Association sénégalaise de philosophie, l’auteur des ouvrages «Ubuntu» et «Universaliser» est revenu sur les questions d’universalité, de singularité qui sont au cœur de ses réflexions et engagements. Le Quotidien a rassemblé les grands moments de ce face-à-face.Que faisons-nous de nos singularités ?

Etre ensemble, cela suppose aussi l’affirmation de nos identités. Il ne s’agit pas de transformer nos identités en des identitarismes. Le problème, ce sont les identitarismes. Faire de mon identité une politique, c’est absurde, c’est une impasse. Malheureusement, dans le monde de la fragmentation où nous vivons, dans le monde des tribus, chacun fait de sa tribu, de son particularisme et de son identité, l’alpha et l’oméga de sa politique. Je fais la politique qui est la mienne parce que j’ai l’identité qui est la mienne, ça, c’est s’enfermer encore dans des logiques tribales. En revanche, cela ne signifie pas que pour faire communauté, il faille effacer qui on est. Au contraire, comprendre que le monde est pluriel, qu’il est tissé de différences, c’est la condition même d’une orientation commune vers un horizon d’universalité. Comprendre que l’affirmation de soi et de son identité se fait dans un même geste d’ouverture à la communauté et de constitution de la communauté. La meilleure expression de cela, je dis malheureusement pour moi, mais malheureusement parce que chaque fois que l’on parle de Senghor, vous avez des gens qui sont prêts à s’exciter et à considérer que c’est parce que je fais partie de ce qu’on appelle aujourd’hui les élites occidentalisées et cosmopolites, que je le cite volontiers. Mais on ne peut pas faire mieux que cette phrase : «Mesurer l’orgueil de sa différence au bonheur d’être ensemble.» Essayez de penser cela sans les termes senghoriens que voilà, vous n’y arriverez pas. Donc il va bien falloir quand même trouver une petite place dans le panthéon des grands penseurs dont notre continent peut être fier. Un panthéon au fond où les personnages ont toutes les raisons d’être parfaitement réconciliés. Les différents s’effacent dès lors qu’avec le temps, ne surnage plus ce qui a été. Nous naissons dans une famille, nous naissons dans un clan, nous naissons dans une Nation (…). Il faut bien la construction de l’humanité comme une construction philosophique. Les philosophes le savent et l’enseignent : que l’humanité est le premier universel même s’il n’y a pas un instinct qui lui correspond. Précisément parce que l’humanité n’est pas de l’ordre de l’instinctif, il est de l’ordre de la réflexion. Mais pas seulement de la réflexion, il est également de l’ordre de l’émotion. L’émotion en particulier portée par la religion. Nous n’avons pas besoin de quoi que ce soit, nous n’avons besoin de rien pour produire l’instinct de tribu qui nous fragmente, qui fait que nos politiques sont devenues des politiques de la polarité absolue, où il ne s’agit plus seulement d’avoir des différents parce que les différents peuvent encore parler le même langage, mais d’avoir carrément des positions absolument irréconciliables comme l’étaient les tranchées de la Première Guerre mondiale, où on a l’impression que chaque parti politique poursuit la mort de l’autre et pas simplement établir une conviction qui va emporter l’adhésion, ce qui est la définition même de la démocratie. La crise de la démocratie que nous vivons aujourd’hui et que nous vivons sur tous les continents, chez nous ça se traduit aussi par des coups d’Etat, mais cette crise de la démocratie est liée aussi à la fragmentation, à la tribalisation et à la racialisation de notre monde aujourd’hui, où toutes les identités sont devenues des identitarismes, et les politiques sont devenues des politiques d’identité.
Pourquoi ce besoin de repli identitaire ?
C’est aussi une attitude défensive, parce que l’émotion sur laquelle il est le plus facile d’agir, c’est la peur. Je peux contrôler la peur de l’autre, la peur que j’inflige à l’autre, en disant par exemple, faites très attention, les immigrés sont là, ils nous envahissent, il faut faire une ré-migration, qui est d’ailleurs un mot, ça c’est l’euphémisme délicat des Européens qui parlent de ré-migration. Les Américains parlent eux carrément de déportation. Les Européens n’osent pas parler de déportation parce qu’évidemment, déportation, ça évoque les nazis. Mais c’est bien ça que veulent les partis d’Extrême-droite, qui jouent tous sur la peur. Et la peur devient très facilement aussi ressentiment. Il y a une sorte de parenté et de communication entre la peur, la colère et le ressentiment. Et à ce moment-là, vous vous constituez comme une communauté purement réactive par rapport à quelque chose d’extérieur à vous. Et ça, ça vous soude, mais ça vous soude sur la base de la peur et ça vous soude sur la base du ressentiment. Regardez beaucoup de discours politiques aujourd’hui, comme ils ont besoin d’être toujours dans l’accusation de quelqu’un d’autre. Parce qu’en effet, dans cette accusation permanente de quelque chose qui vous est extérieur et vous constitue comme groupe et comme communauté de l’extérieur, vous avez besoin de cela pour être communauté et avoir le sentiment que vous êtes ensemble, dans une forme de résistance et dans une forme de victimisation permanente. La communauté construite sur des bases positives, c’est précisément cette communauté humaine dont est porteur le concept Ubuntu.
Vous dites dans votre ouvrage que ce concept ou ce mot doit jouer une sorte de catapulte au concept Ubuntu. Pourquoi ?
Parce qu’il est né comme cela. Ubuntu a une valeur religieuse. Il y a une valeur religieuse dans le fait de penser une humanité en voie de constitution. Ce n’est pas un hasard si, au fond, ces ouvrages-là, vous avez montré la parenté qui les lie. Il y a une parenté profonde entre ce que j’écris là et la réflexion que j’ai menée sur un philosophe comme Muhammed Iqbal. Ça a l’air d’être totalement détaché. Mais l’idée que Muham-med Iqbal nous a appris à penser d’abord que le monde est toujours un mouvement et un devenir. On est dans une cosmologie de l’émergence. Le monde n’est pas constitué une fois pour toutes. Il est toujours un monde ouvert à l’activité créatrice de Dieu. Et l’humain participe de cette activité créatrice. C’est la même chose que Ubuntu. L’hu-main devient pleinement ce qu’il a à être à l’intérieur d’une cosmologie de l’émergence. Tout cela est ce que contient aussi le mot Ubuntu. Voilà le cadre dans lequel on peut en effet penser une action politique comme une action de constitution de l’humanité. C’est la raison pour laquelle le sous-titre de mon livre «Universaliser», c’est «l’humanité par les moyens d’humanité» qui est une citation de Jean Jaurès.
Les réseaux sociaux face à Ubuntu…
Les réseaux sociaux sont comme la langue des autres, la meilleure et la pire des choses. La meilleure dans la mesure où les réseaux sociaux, par définition et dans leur nom même, auraient dû, devraient être des moyens de faire communauté, de constituer de la socialité et d’être une traduction technologique de Ubuntu. Mais on voit que les réseaux sociaux peuvent aussi très facilement être transformés et être happés, pour ainsi dire, par le tribalisme. Le tribalisme se satisfait parfaitement de ces outils-là parce que vous pouvez constituer à l’intérieur des réseaux sociaux, des sortes de bulles, même des sortes de commandos. Vous avez de véritables commandos politiques dans les réseaux sociaux qui sont là à l’affût de ce qui se dit et qui regardent si ce qui se dit ressemble véritablement à la direction qu’ils prennent, et si ce n’est pas le cas, c’est le lynchage médiatique des réseaux sociaux. On fabrique les opinions. On les manipule. Les tribus, aujourd’hui, se sont emparées en grande partie des réseaux sociaux. Mais il faut qu’on puisse imaginer de rendre les réseaux sociaux à leur destination première, à leur idéalisme premier. Malheureusement, nous n’en prenons pas pour l’instant le chemin. On va vivre avec ces réseaux sociaux-là, avec leurs méfaits. Mais, il faut essayer en effet de toujours continuer le combat pour être digne de cet héritage que nous ont laissé Nelson Mandela et Desmond Tutu.
La souveraineté culturelle, est-elle possible ?
Souveraineté et culture, si par souveraineté, on prend le premier aspect de la citation que j’ai donnée de Senghor. L’orgueil d’être différent, c’est-à-dire l’appréciation et l’affirmation de ce caractère unique, de ce visage unique que l’on donne à l’aventure hu-maine. Chaque langue humaine, chaque culture humaine porte un visage particulier, unique de l’aventure humaine, mais cette aventure humaine, encore une fois, est commune. Ce n’est pas qu’elle se constitue et qu’elle s’ouvre. Elle est constituée par l’ouverture elle-même. Poursuivre la culture de l’identité, c’est se tromper sur l’identité de la culture, sur la signification de la culture. Il n’est de culture, en effet, que dans cette ouverture que ma particularité me donne sur l’universel humain. Par exemple, j’entends des gens estimer que la meilleure manière d’affirmer sa différence et sa souveraineté, c’est de s’amputer d’une langue, s’amputer de la langue française. L’islam nous enseigne que autant de langues on parle, autant d’humains on vaut. Parler plusieurs langues, c’est justement comprendre ce décentrement qui est constitutif de la culture et comprendre que la culture de l’identité doit toujours être éclairée par cette dimension de l’ouverture, de la multiplication, et comprendre en particulier en effet que le savoir est dans la traduction. L’humain est un animal qui traduit, c’est-à-dire qui s’approprie. Aujourd’hui, on a une espèce de phobie de l’appropriation culturelle, ne touche pas à ma culture. Une culture à laquelle on ne touche pas de l’extérieur, perd tout de suite sa propre valeur de culture.
Ce que l’on perd vaut mieux ce que l’on gagne. Qu’est-ce que l’on perd, qu’est-ce que l’on gagne en s’ouvrant ? Ou bien il faut savoir s’ouvrir ?
Il faut savoir s’ouvrir, c’est-à-dire il faut toujours savoir que l’ouverture est, comme je le disais tout à l’heure, constitutive de l’identité. On dit par exemple qu’il faut être arc-bouté sur son identité. Arc-bouté sur son identité, avoir l’impression que c’est une identité culturelle toujours menacée, c’est qu’elle est déjà morte. Une culture qui n’arrête pas de penser à sa propre disparition est une culture qui est déjà morte parce qu’elle ne comprend pas qu’elle est ouverture permanente, qu’elle est devenir davantage que l’identité. Il n’est pas vrai que la jeunesse africaine soit préoccupée de son identité, elle est préoccupée de son devenir. L’identité, je dis toujours en plaisantant, mais à moitié seulement, l’identité elle fait comme l’intendance, elle suit. Engagez-vous dans le mouvement de devenir à partir de ce que vous êtes et ce que vous allez créer va être votre identité. L’identité, c’est une identité en mouvement. Parce que le monde lui-même est en mouvement, il est en émergence continue. C’est là, à mon avis, qu’il faut poser la réflexion sur la souveraineté. Effectivement, il ne faut pas que ce mouvement de devenir soit un mouvement qui soit actionné de l’extérieur. Autrement dit, renouer avec son propre principe de mouvement, c’est reconnaître ce principe comme étant un principe interne de développement et non pas un principe externe. C’est là que vous avez l’impérialisme culturel. Mais lutter contre l’impérialisme culturel, ce n’est pas encore une fois avoir une réaction réactive et défensive, c’est avoir une intelligence active, proactive. Et en mouvement de ce que signifie l’identité dans le devenir et l’affirmation d’une différence dans le bonheur d’être ensemble.
Est-ce qu’il y a une possibilité de ce dialogue des cultures si on sait que le monde maintenant parle avec les chiffres ?
Pour un dialogue des cultures, c’était jusqu’au dernier moment le sous-titre de mon livre, «Universaliser». On n’a jamais vu des cultures dialoguer. Ce qu’on voit, ce sont des individus particuliers, éclairés à l’intérieur des différentes cultures, dialoguant entre eux. Mais le dialogue des cultures, c’est cette interpénétration, cette pénétrabilité de toutes cultures par toutes autres cultures qui est la condition même de la créolisation du monde à laquelle nous assistons aujourd’hui, qui est aussi bien une européanisation du monde qu’une africanisation du monde, qu’une civilisation du monde, qu’une indianisation du monde. Le monde est traversé de devenir et il en sera ainsi de plus en plus. Avoir l’impression que le souverainisme, ça va être des îlots et des insularités, c’est ne pas comprendre la configuration du monde et le mouvement du monde. Et dans ce mouvement du monde, il faut que nous soyons engagés, il faut que nous affirmions la présence africaine sur toutes les grandes questions du monde, au lieu de dire que nous avons simplement des questions strictement africaines qui seraient strictement les nôtres, ou des questions strictement sénégalaises. Certaines cultures sont portées par des industries culturelles, comme on les appelle, d’une très grande puissance. Et les nouvelles technologies permettent même à des petites différences de s’affirmer. Cela veut dire que vous n’avez pas besoin d’être une puissante industrie sur le plan technique pour affirmer votre présence dans le monde. Et donc, travailler à cette présence africaine dans le monde, c’est la direction dans laquelle nous devons nous engager. Et ça ne doit pas être, encore une fois, cette attitude purement réactive et purement défensive. Oui, on parle, et c’est d’ailleurs l’actualité qui se branche dans ces ouvrages universalisés.
Il faut enseigner nos auteurs, parler de nos cultures, de notre histoire…
Absolument, c’est important. C’est important, en effet, de s’enseigner à soi-même sa propre identité, mais dans le même temps, il est important aussi de savoir que l’éducation, comme son nom l’indique, comme son étymologie l’indique, ça consiste à sortir de soi. Et l’éducation qui consiste simplement à dire «je m’enferme sur moi-même et je n’enseigne que moi-même», ce n’est plus de l’éducation. Ceux qui ont écrit les ouvrages critiques les plus importants sur la littérature africaine, ce sont ceux qui ont été nourris de littérature non africaine. Le nationalisme est le pire ennemi de l’éducation. Comprendre que l’éducation est engagée dans le mouvement de Ubuntu, c’est-à-dire enseigner à l’humain à devenir pleinement humain, c’est-à-dire enseigner à l’humain la capacité de décentrement, la capacité d’aiguisement de l’esprit critique qu’il y a dans le décentrement, c’est cela la véritable éducation. Il faut le faire évidemment dans les langues qui sont les nôtres parce que confiner notre langue wolof dans une simple activité d’interaction privée, ça, ce n’est pas rendre justice à cette langue-là, il faut les rendre à leur devenir, leur devenir langue de création, leur devenir langue de science, évidemment. Mais en même temps, comprendre que la relation que nous devons avoir pour savoir est une relation de décentrement et d’ouverture, et non pas une manière de se craquemurer dans ce qu’on estime être son identité.
Alors, panafricanisme est universel ?
Il y a aujourd’hui une forme de panafricanisme qui est purement réactive. On dit qu’on est panafricaniste en fonction de ce contre quoi on est. Et on se demande que signifie un panafricanisme. Un panafricanisme de la construction. C’est-à-dire un panafricanisme où nous ne nous retrouvons pas simplement par ce contre quoi nous sommes. Il faut être anticolonialiste certainement. Mais quand vous construisez le panafricanisme, c’est une construction qui est une construction positive et non pas une construction réactive. Et c’est en cela que le panafricanisme ne va pas contre l’universel, mais est une exigence de l’universel. Notre particularité est notre panafricanisme qui est un panafricanisme anti-occidental. Parlons de la totalité et ne nous enfermons pas dans notre particularisme parce que nous avons une responsabilité vis-à-vis de cette totalité.
Qu’est-ce qui exactement a été ce moment de basculement où vous avez décidé de ne pas poursuivre une carrière d’ingénieur, mais plutôt une carrière de philosophe ?
La vérité, c’est que je ne sais pas. Je peux évidemment essayer de voir l’enchaînement des causes, la conversation que j’ai eue avec Monsieur Paul Deheuvels du Lycée Louis-Le-Grand, je peux considérer que ça a été décisif. Quand j’écris sur ma propre trajectoire, je suis un homme qui est maintenant au-delà de la retraite, qui essaie de se mettre dans la peau du jeune homme de 17 ans que j’étais. Je peux revoir au fond l’enchaînement des causes qui ont fait qu’à un moment donné, j’ai dit «bon, je ne vais pas à Lyon, je reste à Paris, je ne fais pas des mathématiques, j’en ai refait après». Parce que heureusement, j’ai eu le temps après l’agrégation, j’étais encore suffisamment jeune pour ne pas commencer tout de suite à travailler, et donc j’ai pu satisfaire mon désir de mathématiques en allant penser maîtrise d’algèbre. (…) Je n’interviendrai jamais dans la politique du Sénégal. J’ai respecté mon serment. Déjà quand je donne ma parole, je la respecte. Alors, si en plus je jure évidemment, je suis totalement assermenté. Je n’ai jamais prononcé un seul mot sur la politique du Sénégal. Je garde la liberté de me taire en effet, parce que je n’ai pas non plus l’impression que le monde entier attend mes réactions sur telle ou telle chose. L’orientation politique qui est derrière mon travail, encore que je ne produis pas de manière systématique des énoncés politiques à proprement parler, mais l’arrière-pensée politique de ce que je fais, c’est également la reconstruction du socialisme. Que signifie reconstruire aujourd’hui le socialisme sur des bases qui sont différentes du socialisme qui vient de s’écrouler ? C’est important d’aller dans cette direction-là et c’est important de le faire autour de la question de la signification de ce premier universel qu’est l’humanité telle qu’elle a été poursuivie par Jean Jaurès. Et cette reconstruction se fera, je pense, sur la base d’un humanisme et d’une forme de spiritualisme au sens de l’esprit soulevant la matière ou bien au sens, au fond, d’un horizon que l’on se donne, un horizon d’humanité.
Rassemblés par Ousmane SOW (ousmane.sow@lequotidien.sn)