La gestion du foncier au Sénégal est une question brûlante qui suscite tensions et conflits, notamment dans les zones rurales comme la commune de Dialambéré. En tant qu’ancien maire de cette localité et acteur politique engagé, j’ai été témoin des dérives et des frustrations engendrées par une mauvaise gouvernance foncière. Durant mes longues années de mandature, les affectations ont été faites pour des projets en partenariat avec l’Etat du Sénégal, le Diocèse de Kolda et la société ex-Ecotra. Aucune autre affectation ou vente n’a été procédée de 2014 à 2022 dans la commune de Dialambéré tellement que la question foncière était au cœur de mon magistère. J’ai toujours eu à l’esprit la gestion durable et équitable du foncier.

Paradoxalement, en fin 2024, des remous ont été notés au sujet d’un projet de cession foncière de grande envergure à Dialambéré en faveur d’une entreprise dont je tairai le nom, qui a failli bénéficier de plusieurs hectares en complicité avec des élus locaux de cette commune.

L’absence de Plan d’occupation des sols (Pos) et les abus
L’absence de délibération municipale pour l’attribution ou l’occupation des terres et l’absence de permis de construire sont les véritables causes de cette anarchie foncière. Certains construisent sans autorisation, tandis que des entrepreneurs, souvent de connivence avec certains élus ou chefs de village, accaparent des espaces sans transparence. Ce désordre alimente la frustration des populations qui se sentent dépossédées de leur patrimoine. Comme le souligne Henri Lefebvre dans La production de l’espace, «l’espace est un produit social» : sans cadre structurant, il devient un champ de bataille entre intérêts privés et biens communs. Des auteurs comme Yves Lacoste, géographe, insistent sur le fait que la géographie est avant tout une science au service du pouvoir et qu’une meilleure planification territoriale pourrait atténuer ces tensions.

L’actuelle règlementation foncière est en décalage avec les réalités
En matière de politiques publiques, le Sénégal en est à l’Acte III de la décentralisation. Cette importante réforme de 2014 a vu la mise en place de la communalisation intégrale, mettant ainsi en place des communes d’égale dignité avec une inégalité de moyens (Sandiara n’est pas Dialambéré). Les succès escomptés n’ont pas été tous au rendez-vous tant les disparités étaient criardes. Un transfert de compétences sans un véritable transfert de moyens, même si de gros efforts ont été faits par l’Etat entre 2014 et 2022. Un des maillons faibles de cette réforme est l’abandon des pôles territoires malgré l’énergie, les moyens colossaux déployés et l’ingénierie des élus locaux, de l’administration territoriale, des corps intermédiaires et des agences régionales de Développement. Tous ont été déçus par la mise au placard des pôles territoires qui auraient pu être le laboratoire d’une nouvelle politique publique foncière en phase avec les réalités locales. C’est bien dommage.

Une source de conflits latents
Cette mauvaise gouvernance foncière devient une véritable bombe à retardement. Lorsque des citoyens sont expropriés sans concertation, lorsque des élus et des promoteurs immobiliers manipulent les décisions foncières à leur avantage, la colère monte et les conflits éclatent. Des tensions opposent élus et populations, et parfois des communautés entières. Le géographe brésilien Milton Santos met en avant les dynamiques territoriales et le besoin de justice spatiale pour éviter ce type de fractures sociales. De plus, Robert D. Kaplan rappelle dans The Revenge of geography que la gestion du territoire est un élément-clé de la stabilité politique et sociale.

Souveraineté alimentaire et gestion foncière
C’est quoi la Souveraineté alimentaire (Sa) ?
Il s’agit du droit des peuples à définir leur propre politique agricole et alimentaire, tout en préservant les ressources naturelles et en soutenant les agricultures locales. La Sa va au-delà de la simple disponibilité de la nourriture : elle place les populations au cœur de la gestion de leur alimentation, valorisant la production locale et durable, un enjeu crucial pour l’avenir de nos territoires. Notre souveraineté alimentaire est intimement liée à une gestion foncière rigoureuse et équitable. Une gouvernance foncière défaillante compromet la sécurité alimentaire, donc sa souveraineté, en limitant l’accès des populations, des entrepreneurs agricoles aux terres cultivables. Comme l’a montré Amartya Sen dans Poverty and famine, la faim n’est pas seulement une question de production, mais surtout d’accès aux ressources. Il est impératif d’assurer une répartition juste et transparente des terres afin de garantir la production agricole nécessaire à l’autosuffisance et à la souveraineté alimentaires de notre pays. Protéger les droits des exploitants locaux et empêcher la spéculation foncière tous azimuts doivent être des priorités pour toute réforme visant à assurer la souveraineté alimentaire.

Quelles solutions ?
Il faut réformer «la réforme foncière», condition sine qua non de notre souveraineté alimentaire :
1-Transparence et régularisation : toutes les décisions foncières doivent être publiques, et un système de cadastre communal clair dans chaque commune doit être mis en place.
2-Il faut une réelle concertation avec les populations : aucun projet ne doit se faire sans l’implication des citoyens, qui doivent être informés et consultés. Comme l’a démontré Elinor Ostrom dans Governing the commons, une gestion partagée des ressources peut garantir un usage durable et équitable des terres.
3-Il faut lutter contre la corruption : des mécanismes de contrôle indépendants doivent être instaurés pour empêcher les abus d’élus et d’entrepreneurs.
4-Il faut renforcer le contrôle de légalité de l’administration territoriale.
5-Réviser la loi sur le Domaine national : il est temps d’adapter la législation pour intégrer les réalités locales et reconnaître certaines pratiques coutumières.

Agir pour préserver l’avenir
Sans une nouvelle réforme, la situation risque de dégénérer en crises sociales et politiques majeures. La gestion foncière est un défi crucial pour le développement équilibré de nos territoires et la paix sociale. Il est temps d’agir ! Comme le disait le futurologue Gaston Berger : «Demain ne sera pas comme hier. Il sera nouveau et il dépendra de nous. Il est moins à découvrir qu’à inventer.» Cette réflexion souligne l’importance de prendre des décisions courageuses aujourd’hui pour façonner un avenir meil­leur.

Nous ne pouvons plus nous permettre de naviguer à vue face à un problème crucial. Nos dirigeants, nos experts et nous, citoyens, devons ensemble prendre «la patate chaude» et bâtir un système foncier juste et équitable, en phase avec nos réalités et notre quête de souveraineté alimentaire. Faute de quoi, ce sera du pur populisme que de rejeter la faute sur les autres. L’heure est à l’action, et non à l’atermoiement.

Par Bouna KOITA
Ancien maire de Dialambéré
Ingénieur-Animateur, Diplômé de l’Isiat