L’ascension fulgurante des influenceurs sur TikTok marque une transformation majeure du paysage numérique. Cette application, autrefois un simple espace de divertissement, est aujourd’hui un lieu stratégique où l’information, la polémique et le scandale cohabitent pour générer du buzz. Si TikTok s’est imposé comme un outil incontournable pour des millions d’utilisateurs, il a aussi été perçu comme une menace par les autorités sénégalaises, qui l’ont temporairement suspendu lors des luttes contre le pouvoir de Macky Sall.

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A l’époque, TikTok était devenu le refuge numérique des activistes et opposants, un espace où les internautes partageaient des informations en temps réel, mobilisaient des foules et diffusaient des critiques virulentes contre le gouvernement. Cette plateforme a également vu émerger une vague d’insulteurs politiques, des figures jusqu’alors inconnues qui, grâce aux algorithmes, ont gagné en influence en attaquant violemment les autorités en place. Aujourd’hui, même si cette pratique persiste toujours, elle semble s’être déplacée vers un autre terrain : celui de la vie privée devenue un spectacle interactif.

Cette vie privée exposée n’est pas seulement celle des influenceurs, mais surtout celle des célébrités et des anonymes devenus malgré eux des sujets de scandale. Chaque jour, de nouveaux «cas» émergent, où des vies privées sont dévoilées sans consentement, des secrets sont révélés de la pire des manières. Ces pratiques transforment la vie intime des individus en un spectacle continu, alimenté par un écosystème numérique où la viralité prime sur la véracité.
Toutes les informations partagées dans ces lives sont ensuite reprises, partagées et publiées par des comptes qui ne se soucient pas de leur exactitude. Peu importe que les révélations soient vraies ou non, l’essentiel est de générer du contenu, du clic et de l’engagement. Ainsi, la frontière entre vérité et manipulation se brouille encore davantage, laissant place à une culture du scandale, où les réputations peuvent être détruites en quelques heures, sans possibilité de rétablir les faits.

Le plus en vogue d’entre eux, celui qui prétend détenir l’exclusivité des «CAS», a récemment affirmé lors de ses dernières sorties que ce sont les proches des célébrités elles-mêmes qui lui fournissent ces informations. Certaines personnes iraient même jusqu’à payer entre 500 000 et 1 million de francs Cfa pour qu’il divulgue des «affaires» en direct.

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Cette révélation met en lumière un marché de l’exposition et de la diffamation, où la vie privée devient une monnaie d’échange, et où les liens de confiance au sein des cercles intimes sont exploités à des fins de buzz et de profit.

Le phénomène des lives ne se limite pas au Sénégal. Partout dans le monde, des influenceurs exploitent les réseaux sociaux pour diffuser des polémiques et dévoiler des scandales. Des figures comme Coach Amonchic ont bâti leur notoriété sur ce type de contenu, prouvant que cette tendance dépasse les frontières. Cependant, il n’y a qu’au Sénégal que ces pratiques prennent une tournure aussi destructrice, où l’on ne se contente pas de commenter des faits publics, mais où l’on jette en pâture des vies privées, exposant des individus qui n’ont jamais demandé à être placés ainsi dans l’espace public. Ici, la délation et la divulgation d’informations personnelles sont devenues des armes pour détruire des réputations, parfois orchestrées par les propres proches des victimes.

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Ce phénomène met également en lumière un voyeurisme malsain qui s’est installé dans la société sénégalaise. Il ne s’agit plus seulement de suivre un contenu, mais de s’acharner sur des individus exposés, parfois contre leur gré. Ce qui choque davantage, c’est la méchanceté des proches eux-mêmes, ceux qui, pour des raisons souvent viles -jalousie, vengeance, ou simple soif de notoriété- n’hésitent pas à vendre des informations intimes. Ce commerce de la diffamation est désormais bien rôdé, alimenté par une audience avide de scandale et une société qui a banalisé l’humiliation publique.

Dans cette quête d’attention permanente, la frontière entre vérité et mise en scène devient floue. Certaines «révélations» semblent savamment orchestrées pour maximiser l’audience. Alors, où se situe la limite entre authenticité et manipulation ?

Nous sommes dans une nouvelle forme de téléréalité interactive, où les frontières entre spontanéité et stratégie sont brouillées. Pourquoi cette fascination ? La transparence totale, la sensation de participer en temps réel à des vies rendues accessibles, l’illusion d’une proximité avec ces créateurs de contenus nourrissent cette addiction collective. Mais à quel prix ?

Dans la jungle du numérique, plus c’est choquant, plus ça marche. Les algorithmes de TikTok favorisent les contenus les plus polarisants et émotionnels. Le drame attire les vues, et les vues attirent l’argent.
Ils ont compris ces mécaniques et les exploitent parfaitement : des teasers avant les lives, des révélations chocs, des conflits amplifiés. Ce n’est plus seulement une histoire de contenu, mais une véritable stratégie médiatique où l’on capitalise sur le scandale. Et nous, spectateurs, sommes à la fois complices et consommateurs de cette mise en scène.

Ces lives ne se contentent pas de capter l’attention. Ils impliquent le public. Chacun commente, prend parti, alimente la polémique.

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Des extraits de ces directs sont repris sur d’autres plateformes, amplifiant le phénomène et nourrissant un cercle sans fin. Nous sommes-nous habitués à consommer la vie des autres comme un spectacle ? Sommes-nous devenus des voyeurs insatiables ?

Ce qui est encore plus alarmant, c’est que même le mois béni du Ramadan n’a pas mis un frein à cette spirale infernale. La saison des «top cas» continue sans interruption, et l’on est en droit de se demander quelle société sommes-nous en train de devenir ? Comment un peuple peut-il normaliser à ce point la mise en scène de la souffrance et du dénigrement ? Qui est le pire : ceux qui animent ces lives en passant des heures à décortiquer la vie des autres sans jamais prendre la peine de vérifier la véracité de leurs propos, ou ceux qui restent dans l’ombre, qui alimentent ces révélations en orchestrant des campagnes de diffamation contre des proches, des collègues ou des célébrités ?

Nous sommes à une époque où les vies privées sont transformées en monnaie d’échange, où la méchanceté et la trahison deviennent lucratives. Il ne s’agit plus seulement de curiosité malsaine, mais bien d’un mécanisme destructeur qui réduit des individus à de simples sujets de consommation, piégés dans un engrenage où ils n’ont aucun contrôle sur leur propre récit.

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Cette quête de transparence absolue a un prix. Des influenceurs, exposés à une pression constante, sont pris au piège du cycle du buzz. Ils doivent sans cesse aller plus loin pour captiver leur audience.

Les conséquences sont lourdes : harcèlement en ligne, diffamation, pressions psychologiques, réputation détruite en quelques minutes. Le moindre dérapage peut mener à une vague de cyberviolence incontrôlable.

Nous avons tous une part de responsabilité dans cette mécanique infernale. A chaque vue, à chaque commentaire, à chaque partage, nous renforçons le pouvoir de ces influenceurs qui n’hésitent pas à briser des vies pour quelques milliers de likes. Il est urgent de questionner notre propre rôle dans cette industrie de la destruction. Jusqu’à quand continuerons-nous à nourrir ce système ? Jusqu’à ce que nous-mêmes, ou l’un de nos proches, soyons les prochains sujets d’un live ?

Par Fatou Warkha SAMBE