Les Sénégalais ont voté pour Ousmane Sonko et ont élu Bassirou Diomaye Diakhar Faye. Le Président Diomaye l’a si bien compris qu’il n’a trouvé rien de mieux que de remettre gracieusement ce pouvoir au véritable ayant droit qu’est Sonko. C’est donc Ousmane Sonko qui a fait élire l’actuel président de la République qui, à son tour, l’a nommé Premier ministre. Ainsi, le premier doit son élection au second, qui doit sa nomination au premier.

Nous vivons un régime semi-présidentiel où les deux figures se partagent le Pouvoir exécutif. Le Président se concentre plus sur les domaines régaliens, tandis que le Premier ministre, qui incarne la légitimité politique, gère les affaires.

Ce modèle hybride repose sur une complémentarité assumée entre un Président symbolisant l’unité nationale et un Premier ministre focalisé sur l’opérationnalisation des réformes et la mise en œuvre de la vision politique qu’il incarne.

L’un doit son socle idéologique et son ancrage politique au second, qui lui doit l’appareil d’Etat sans lequel aucune ambition ne peut prendre forme.
Si l’un devait aller sans l’autre, le Sénégal se retrouverait avec un Etat sans boussole pour s’orienter, ni moteur pour avancer.

Cette configuration pourrait être perçue comme une continuité logique et légitime de la mission politique initialement incarnée par le leader de Pastef. Elle garantit l’alignement entre les idéaux de l’opposition et les actions du gouvernement, en évitant les ruptures ou les incohérences dans l’exécution du programme promis aux citoyens. Dans cette optique, la relation entre les deux hommes incarne une forme novatrice de gouvernance basée sur une répartition harmonieuse des rôles entre un Président garant des institutions et un Premier ministre moteur des réformes.

Cependant, cette situation exceptionnelle soulève de vives interrogations sur la séparation des pouvoirs et l’équilibre institutionnel au Sénégal. L’existence d’un «Président officieux» et d’un «Premier ministre dirigeant» introduit une ambiguïté dans la hiérarchie de l’Exécutif, brouillant les rôles constitutionnels établis. En pratique, le Premier ministre semble disposer d’un pouvoir décisionnel accru, s’immisçant même dans des domaines traditionnellement réservés au chef de l’Etat, tels que la sécurité nationale et la politique étrangère.

Cette dualité peut être perçue comme une source de confusion, voire d’instabilité, car elle fragilise l’autorité symbolique et opérationnelle du président de la République. De plus, elle alimente des critiques sur la dépendance du chef de l’Etat vis-à-vis de son ancien mentor politique, réduisant ainsi son autonomie perçue et son rôle de guide impartial de la Nation.

Si par quelque miracle, Nicolas Machiavel, père putatif de la realpolitik, devait revenir parmi nous et faire escale à Dakar, il lui faudrait bien plus qu’un espresso serré pour reprendre ses esprits. Il croyait avoir écrit un manuel intemporel et transhistorique sur l’art de conquérir et de conserver le pouvoir. A Dakar, il découvrirait un terrain politique sénégalais où ses préceptes sont non seulement retournés, mais carrément ridiculisés par la dyarchie actuelle au sommet de l’Etat du Sénégal.

Grand serait l’étonnement de Machiavel en découvrant au Sénégal, un Président élu par un homme qui n’est pas… le Président. Et ce dernier, à peine installé au Palais, remettant les clés du pouvoir à son ex-compagnon de cellule, désormais Premier ministre. Une sorte de cohabitation amicale au trône, sans rivalités ni animosité apparente !

Relisant son œuvre majestueuse, Machiavel n’en reviendrait pas : «on ne délègue pas le pouvoir, on l’exerce !», se dirait-il.

Et pourtant, à Dakar, on peut le prêter, le partager sans contrat, le jouer même avec une symphonie à deux têtes, devant un Peuple médusé qui observe et qui se demande encore si le chef est bien celui qu’il a élu… ou celui qu’il n’a pas pu élire !

Le Florentin tout retourné constaterait alors que le pouvoir sénégalais se conjugue désormais à la première personne du pluriel. Nous avons été élus. Nous gouvernons. Nous décidons. Mais qui est ce «nous» que même le Conseil constitutionnel aurait du mal à élucider ?

Et que dire de la lutte contre la corruption, autre incongruité notée dans la relecture du Prince ?

Machiavel recommandait de frapper fort ses ennemis, mais en silence, avec efficacité. Ici, on frappe bruyamment, au clairon, avec tambours judiciaires et arrestations en cascade. Le spectacle est soigné, presque esthétique. Mais l’intention ? Justice ou vengeance ? Machiavel, perplexe, rayerait le chapitre sur la raison d’Etat pour y inscrire une note : «A Dakar, la Justice s’affiche à la une. Prudence.»

Même sur l’art de dominer ses adversaires, le Sénégal innove. Plutôt que de les rallier ou les neutraliser, on les exclut du Dialogue national, puis on déplore leur absence. «Comment voulez-vous bâtir l’unité avec une moitié de Nation ?», murmurerait Machiavel, interloqué, notant que même César invitait Brutus au Sénat -du moins avant de se faire poignarder.

Enfin, l’organisation du pouvoir elle-même : un Exécutif à deux têtes, sans clarification, sans ligne claire. Le Prince d’aujourd’hui ne tranche pas, il médite. Il ne gouverne pas, il consulte. Il n’impose pas, il suggère. «Il n’embrasse pas trop», de peur de «mal étreindre».

De retour à Florence, essoufflé, hébété, Machiavel grifferait nerveusement ces lignes dans son carnet de cuir :
«En vérité, le Sénégal a accouché d’une science politique inédite : celle où l’on règne sans gouverner, gouverne sans décider, dialogue sans se parler, réforme sans changer, et juge… la Justice elle-même. Que Dieu les protège : ces Sénégalais sont d’une modernité qui me dépasse !»

Après une première phase d’étonnement, en troquant son espresso serré contre un café Touba bien corsé, Machiavel découvrirait, en y regardant de plus près, que son œuvre majeure, Le Prince, trouve aujourd’hui au Sénégal l’un de ses terrains d’application les plus sophistiqués.

Privé du droit de se présenter à l’élection présidentielle, Ousmane Sonko a pourtant réussi un véritable coup de maître : faire élire son allié de toujours, Bassirou Diomaye Faye, tout en gardant une place centrale dans la gestion du pays. C’est une stratégie que Machiavel lui-même aurait saluée, lui qui conseillait au Prince d’être à la fois rusé comme un renard et fort comme un lion. Dans ce cas, Sonko a utilisé l’intelligence politique pour contourner les règles, tandis que Diomaye Faye, par son élection, a donné du poids et de la légitimité au projet commun.

Au lieu de se mettre en retrait, Sonko a choisi de renforcer son influence en la partageant. Le duo qu’il forme avec le Président fonctionne comme deux faces d’une même pièce : complémentaires, mais unis par une même vision.

Le partage des rôles entre Bassirou Diomaye Faye, Président calme et rassembleur, et Ousmane Sonko, Premier ministre plus direct et combatif, n’est pas le fruit du hasard, ni une simple contrainte liée aux institutions. C’est en réalité une stratégie bien pensée. Machiavel disait qu’un bon dirigeant devait savoir cacher sa vraie nature. Ici, c’est exactement ce qui se passe : Diomaye représente les valeurs, la droiture, pendant que Sonko s’occupe des décisions concrètes, parfois difficiles.

En séparant les fonctions, ils partagent aussi les responsabilités. Cela permet d’éviter que toutes les critiques ou les pressions ne tombent sur une seule personne. Ce système rend le pouvoir plus solide, plus difficile à affaiblir. Et comme les rôles sont bien répartis, l’usure habituelle du pouvoir se fait moins sentir. Résultat : le duo reste efficace, sans donner prise à une opposition claire.
L’offensive contre la corruption, les arrestations retentissantes, les ruptures judiciaires marquées par un fort écho médiatique : tout cela relève d’une mise en scène dont l’efficacité n’est plus à démontrer. Machiavel l’écrivait sans détour : «Il vaut mieux être craint qu’aimé, si l’on ne peut être les deux.» La Justice devient alors outil de légitimation et de dissuasion. Non pas simple exigence d’équité, mais théâtre de l’autorité. Elle rassure l’opinion, frappe les adversaires et imprime dans l’imaginaire collectif l’image d’un Etat fort, réformateur et intransigeant. Un usage de la vertu qui dépasse la morale : elle devient stratégie.

L’absence d’invitation formelle à un dialogue national pour certains opposants, tout en affirmant publiquement le souhait de leur participation, révèle une autre forme de lucidité politique : celle de l’effacement sans affrontement. Plus besoin d’emprisonner, d’exiler ou de censurer. Le silence suffit. L’oubli est plus durable que la répression. Machiavel recommandait de «rallier ou détruire ses ennemis». Ici, on les efface avec élégance, sans éclats ni martyrs. Le dialogue devient un cercle restreint où l’absence des uns est paradoxalement plus lourde que leur parole.

Machiavel soulignait par ailleurs que «le Prince doit éviter la haine». Or ici, en multipliant les visages du pouvoir, on en divise les adversaires potentiels.
Ce que certains pourraient voir comme un système bricolé ou une manière hasardeuse de diriger le pays est, en réalité, une stratégie politique très raffinée, digne des conseils de Machiavel dans Le Prince. Le Sénégal ne s’éloigne pas de sa pensée : il en propose une version moderne, parfaitement adaptée à notre époque.

Ici, le pouvoir n’est pas autoritaire, il est réparti. L’autorité ne passe pas par la force, mais par un récit bien construit, qui donne du sens à chaque décision. L’opposition n’est pas supprimée, elle devient presque inutile, répétitive. Le gouvernement, lui, ne parle pas d’une seule voix : il avance à deux, avec deux visages différents mais complémentaires.

Machiavel disait : «Il faut caresser ou détruire les hommes.» A Dakar, le pouvoir choisit de caresser : il rassure la population, calme les tensions et gouverne avec une discrétion qui le rend presque invisible, mais hautement efficace.
S’il passait un jour par une ruelle tranquille de la Médina, un café Touba à la main, Machiavel lui-même, observateur attentif, pourrait dire dans un sourire discret :
«Ils ont tout compris. Et surtout, ils mettent tout en pratique.»
Malick SONKO
Acteur politique