Réfléchir sur l’Intelligence artificielle, c’est avant tout éviter un double écueil : une peur injustifiée et un enthousiasme démesuré. Une approche binaire entre  utilité et dangerosité, menace et opportunité, Ia-mania contre Ia-phobie, n’est pas la meilleure.
C’est un domaine qu’on ne peut ignorer au risque de rater le train en marche. Rien ne semble devoir freiner son usage. L’Intelligence artificielle inaugure l’ère d’un bouleversement personnel, professionnel, social, politique, économique, technologique, anthropologique, voire de mutation  civilisationnelle. Elle est porteuse d’aspects positifs incontestables. De la prévention des maladies et des catastrophes naturelles, de gain de temps et de productivité, de l’offre enrichie du cadre éducatif, ou d’outil de souveraineté. Claire­ment, l’Ia peut être meilleure que l’homme pour certaines tâches. Acceptons-le humblement.
Cependant, loin de la technophobie inaugurale de Heidegger, ma réflexion, tout en acceptant l’idée que chacun peut se faire sa conviction, postule que son acceptation ne peut se faire sans débat du fait que c’est une véritable révolution numérique dont nul ne sait où elle peut nous conduire. Certes, elle est difficile à penser dans sa globalité tant ses ramifications et domaines d’application sont nombreux. Elle touche presque toutes les activités humaines. C’est un fait social global durkheimien. Donc, il sera vain de vouloir lutter contre ou de la refuser. Néanmoins, j’ai choisi de porter l’effort réflexif par un regard critique sur  les problématiques d’ordre éthique et philosophique (I), certains aspects géopolitiques (II) et de considérations africaines (III).

I- Variations éthico-philosophiques autour de l’Intelligence artificielle
Les oracles des big techs, animés fondamentalement  par une logique capitalistique, ont comme mot d’ordre : l’interdiction d’interdire. Le refus de toute limite à l’Ia. Cette posture est le soubassement de sa matrice idéologique. Dans cette galaxie de la Silicon Valley, certains visent l’obsolescence de l’homme pour un meilleur monde. D’autres travaillent à l’intrication de l’homme avec la puce pour sa perfection absolue. Après l’annonce par Nietzsche de la mort du dieu (occidental) platonicien, et celle de l’homme initiée par les philosophes de la French theory et les structuralistes français (de Foucault à Bourdieu, en passant par Derrida et Deleuze), Google porte un projet transhumaniste  et Musk la création de l’homme post-humain à partir d’une combinaison de la biologie, de la génétique, de la cybernétique et de l’informatique. Ainsi, les annonces sur les nouvelles et futures prouesses de l’intelligence générative et prédictive ne cessent de se multiplier pour attirer des capitaux astronomiques dont par ailleurs on peut douter de la justification économique. Une bulle n’est pas à exclure en raison des coûts marginaux qui sont importants et des effets rebond. Les big techs portent également une stratégie politique de récupération des prérogatives régaliennes de l’Etat pour échapper à son contrôle. Ce qui pose de réels problèmes éthiques majeurs dont on peut citer (sans être exhaustif) :

*Le recours à l’Ia en temps de guerre avec les drones tueurs. L’Armée israélienne l’expérimente à Gaza avec une marge d’erreur estimée à 10% ;
*La délégation à la machine d’une décision militaire ou médicale ;
*La sédimentation et la déshumanisation des rapports sociaux ;
*Les biais cognitifs et linguistiques qui donnent des réponses tendancieuses ;
*La désinformation et la manipulation des citoyens-électeurs par la disparition de la frontière entre le vrai et le faux ;
*La compatibilité avec la liberté humaine. Doit-on confier à l’Ia le choix de nos décisions à l’exclusion de notre libre arbitre ? ;
*La consommation massive d’énergie (3% de la consommation mondiale selon l’Agence internationale de l’énergie), de métaux rares et d’eau. Un paradoxe écologique ! ;
*Les discriminations technologiques et la prolétarisation des travailleurs du clic ;
*Les potentialités d’applications malveillantes et de dérives ;
*Le remplacement de l’ordre démocratique par l’ordre algorithmique ;
*les risques d’atrophie et de délestage de nos capacités cognitives en raison de leur remplacement à grande vitesse par l’Ia ;
*Les risques liés à la dépendance source de vulnérabilité psychologique et de chronophagie.
Toutes ces considérations sont légitimes car aucune technologie n’est neutre. Au contraire, le plus souvent, c’est un outil d’hégémonie politique en dehors de toute transparence.
II- Géopolitique de l’Intelligence artificielle
Dans un monde marqué  par un endettement chronique, des inégalités et une démocratie en turbulence qui touchent tous les pays, du Nord au Sud, la géopolitique de l’Ia se joue entre les Américains et les Chinois. L’Europe est devancée, mais elle est en embuscade. Les big techs de la Chine et des Etats-Unis sont dans une situation d’abus de position dominante et de pratiques anticoncurrentielles dans plusieurs domaines comme le renseignement, les intrusions, la surveillance disciplinaire de masse, le hacking, la vidéosurveillance algorithmique, la cyberattaque, les deep fakes, le stockage de données, etc. C’est un outil très puissant dans la course effrénée à l’hégémonie mondiale pour s’assurer le leadership avec rente de monopole.
Le modèle fermé de l’open Ai contre l’open Source de DeepSeek, avec le soutien respectif de leurs Etats, pose le problème de la relation entre les pouvoirs privés et les politiques. Il se dessine de plus en plus un complexe militaro-numérico-industriel de convergence, qui va redessiner les contours de la géopolitique au détriment d’une Ia publique mondiale de confiance inclusive et non d’exclusion.
III- L’Afrique est-elle condamnée à rester hors-jeu ?
L’Afrique, et de manière générale le Sud Global, pour le moment, se contente de «copier» chez les autres. Les discours politiques sur la souveraineté numérique restent de l’ordre de l’incantation. Le «colonialisme» des données en est la meilleure preuve. Le retard africain sera très difficile à combler, même si tout  n’est pas trop  perdu d’avance. Le défaut d’infrastructures et de financement est criant. On part de trop bas pour remonter la pente. De plus, très souvent, dans une défaite ou léthargie spirituelle, de pauvreté matérielle et d’indigence intellectuelle, l’Afrique peut-elle porter une vision globale et équilibrée de l’Intelligence artificielle qui milite pour l’anticipation des risques et la responsabilisation des acteurs ? Les progrès de l’Intelligence artificielle ne sont pas une fin en soi. L’Afrique doit plaider pour un pluralisme des possibles.
Conclusion : Et Dieu et la foi dans tout ça ?
L’Intelligence artificielle, avec une recherche permanente de rationalisation à l’extrême et de maîtrise absolue des choses, devient une religion. Le défi majeur posé à l’homme est la sauvegarde de sa liberté de choix. L’Intelligence artificielle n’a ni intentionnalité phénoménologique ni conscience.
Dans une perspective islamique, l’homme n’est pas un animal laissé à lui-même. Il est rattaché à Dieu et est engagé dans un pacte primordial de réalisation de l’ordre éthique et moral de Sa Volonté. Sa tendance à faire le bien est plus élevée en raison de la confiance de Dieu dans le genre humain. Là où l’éthique laïque s’en remet à la conscience humaine, l’islam l’accompagne par des incitations et une fixation des limites. Dans une approche prospective, l’islam se préoccupe moins de l’Intelligence artificielle que de ses conséquences sur l’homme et la nature, en recherchant le meilleur de ce qu’elle apporte comme outil et non comme agent porteur d’une défaite de la pensée. L’optimisme sur l’Intelligence artificielle n’exclut pas la prudence. Le propre de l’homme reste la faculté de créativité, d’imagination sans prérequis, d’empathie, de valeurs qu’il peut porter dans le monde. L’Intelligence artificielle, en dernier ressort, doit servir la dignité humaine et son émancipation. Non à son aliénation. Contre l’éthique de la poudre aux yeux et une régulation fixiste qui prend toujours son envol comme l’oiseau de minerve hégélien, la peur du remplacement de l’homme par l’intelligence me paraît douteuse.
Rien n’est exclu par avance. Le dernier mot doit toujours revenir à l’homme pour s’assurer de la responsabilité de ses choix face à un agent-outil fulgurant et imprévisible.
Maya LY
mayaly25@gmail.com