Presque toutes les femmes au Sénégal, notamment celles classées comme «ménagères» ou femmes au foyer, une catégorie qui représente près de 52% des femmes selon l’Ansd (2022), ainsi que les travailleuses précaires, n’ont jamais eu le privilège de rester les bras croisés à l’approche de la Tabaski, attendant que tous les besoins familiaux soient assurés par leur conjoint. Une enquête menée par Onu-Femmes et le Pnud en 2022 sur les inégalités économiques de genre en Afrique de l’Ouest, révèle que plus de 65% des femmes au Sénégal participent activement aux dépenses familiales lors des grandes fêtes religieuses, même si leur travail reste largement informel et invisibilisé.

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Trop souvent perçues comme entièrement dépendantes de leur mari, ces femmes déploient au contraire des stratégies de survie, d’ingéniosité et de dignité. Les tontines annuelles, parfois appelées «Avec» dans certaines régions, illustrent à quel point les femmes prennent en main l’économie domestique et festive. Ces tontines informelles, pensées par et pour les femmes, fonctionnent comme des caisses de solidarité communautaire. Chaque participante y verse régulièrement une contribution hebdomadaire ou mensuelle durant dix à douze mois. L’objectif est de rassembler une somme suffisante pour couvrir les dépenses liées à la fête : vêtements pour les enfants, condiments, fruits et légumes, voire même le mouton lui-même.

Même si parfois les choses ne se passent pas comme prévu, cette initiative populaire a ses limites. Depuis plusieurs années, des cas de vol, de détournement ou de disparition d’argent éclatent à la veille de la fête, brisant des mois d’efforts collectifs. Plusieurs cas ont été signalés dans les régions de Dakar, Thiès, Louga et Ziguinchor. Des responsables de tontine se sont évaporés avec les fonds. D’autres ont été victimes de cambriolages ciblés. Et ces actes ne sont pas sans conséquences : pour beaucoup de femmes, c’est tout le projet de fête qui s’écroule.

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Il suffit d’observer les montants que chaque femme récupère après partage, dans les nombreux cas de tontine réussie, pour mesurer l’immensité de leur contribution souvent passée sous silence.

La vérité : elles n’ont jamais laissé les hommes seuls face à la fête du mouton, contrairement à ce que laisse croire la conscience populaire. Depuis toute petite, on m’a toujours présenté le père comme le héros de la Tabaski. Il m’a fallu grandir pour comprendre que cette version était bien loin de la réalité.

La Tabaski, aussi appelée Aïd el-Kébir, commémore l’acte de foi de Ibrahim prêt à sacrifier son fils sur ordre divin. Dans la prescription religieuse, il est clairement précisé que le devoir du sacrifice incombe à toute personne qui en a les moyens, indépendamment du genre. Pourtant, les prêcheurs religieux insistent rarement sur cette responsabilité partagée. Dans les imaginaires collectifs, c’est l’homme seul qui porte le poids et l’honneur du sacrifice, comme si la spiritualité et l’obligation religieuse étaient genrées. Cette omission alimente une perception biaisée où le devoir féminin est minoré, voire effacé, au profit d’une glorification exclusive de la figure masculine du sacrifiant.

Alors que dans la prescription divine, il est bien précisé que le devoir du sacrifice incombe à «ceux et celles» qui en ont les moyens, on peut légitimement se demander : pourquoi les femmes sont-elles aussi absentes du discours religieux dominant sur ce sujet ? Est-ce parce qu’on pense, consciemment ou non, qu’elles n’ont pas les moyens ? Ou est-ce encore une façon bien rodée de maintenir les femmes sous la domination masculine, en les écartant des sphères spirituelles valorisées ? Car si l’on en croit les textes, le sacrifice est un devoir partagé entre hommes et femmes ayant les moyens. Et pourtant, on enseigne aux femmes leurs devoirs conjugaux avec une rigueur implacable, mais on omet soigneusement de les informer de leurs obligations religieuses. Ce silence n’est pas anodin. Il traduit une hiérarchie des rôles imposée par une lecture patriarcale de la religion. Dans ce système, l’homme, qui prétend offrir un mouton pour faire plaisir à sa femme, est surtout en train de se glorifier lui-même, d’asseoir sa place dans l’ordre symbolique du pouvoir sacré. En privant les femmes de ce rôle, on leur nie aussi une part essentielle de leur spiritualité. Ce silence questionne d’autant plus que, dans la réalité, même celles qui n’ont pas de travail formel arrivent à mobiliser des ressources pour d’autres événements. Si elles savaient que le sacrifice leur incombait aussi spirituellement, elles se donneraient les fonds, comme elles l’ont toujours fait. Ce n’est pas parce qu’elles n’ont pas les moyens qu’elles ne participent pas au sacrifice, mais parce que le système patriarcal leur assigne des rôles invisibles, les maintenant à distance des espaces de pouvoir religieux et symbolique.

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Cette répartition inégalitaire a des conséquences concrètes : combien de jeunes filles ne participent pas à la prière collective de la Tabaski parce qu’elles sont mobilisées pour les tâches ménagères ? Dans une société où la clé du Paradis est censée être entre les mains du mari, il est logique que les femmes ne soient pas encouragées à développer une pratique spirituelle autonome.

Ce que nous interrogeons ici, c’est la manière dont la célébration de la Tabaski s’est transformée socialement, au Sénégal, en renforçant la figure masculine du sacrifiant tout en effaçant la place des femmes. Cette mise en scène repose pourtant, dans les faits, sur le travail invisible des femmes.

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Je me souviens de mon enfance, des pièces de théâtre où les hommes remuaient ciel et terre pour se procurer un gros bélier, symbole ultime de réussite sociale. On racontait que c’était pour faire plaisir aux femmes, qu’elles n’aimaient pas les moutons sans cornes, mais en réalité, il s’agissait souvent d’un rituel de virilité, de démonstration de pouvoir. Ce que l’on taisait, c’est que bien des fois, c’était la femme qui rendait cela possible : elle vendait ses bijoux, puisait dans sa tontine, offrait en silence ce que l’homme exposait fièrement. La Tabaski, au-delà de sa portée spirituelle, est ainsi devenue une mise en scène sociale, où la réussite de l’homme repose souvent sur le sacrifice invisible de la femme.

Elles préparent les repas, assurent la répartition de la viande, lavent les bols, gèrent la logistique domestique, en somme, elles assurent l’ensemble des tâches invisibles et non rémunérées qui permettent à la vie sociale, culturelle et religieuse de se dérouler. Pendant ce temps, beaucoup d’hommes se reposent ou paradent dans le quartier. Et pourtant, au final, c’est le mouton -sa taille, ses cornes, son prix- qui est magnifié pour glorifier la contribution du père de famille. On salue l’homme qui a «assuré», mais on ignore celle qui a tout coordonné, organisé, préparé.

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Et même après tous ces efforts, elles doivent encore se présenter dignement, afficher un visage reposé, soigner leur apparence, coordonner les tenues de leurs enfants et partager des photos sur les réseaux sociaux pour prouver, socialement, qu’elles ont elles aussi «fêté» -alors même qu’elles n’ont pu célébrer que dans les interstices du service aux autres. Cette obligation de performance esthétique s’ajoute à la charge mentale et domestique déjà écrasante. Dans une société où la valeur d’une femme se mesure encore à sa capacité à être impeccable, souriante et élégante, même dans l’épuisement, cette injonction à la beauté festive illustre à quel point les normes patriarcales s’immiscent dans tous les aspects de la vie des femmes, y compris dans les rares moments supposés être de joie et de spiritualité partagée. Celles qui célèbrent la fête en famille doivent en prime subir la pression implicite de la belle-famille, prouver leur dévotion à travers leur implication, la qualité de leur cuisine ou la perfection de leur habillement. Certaines, au soir de cette fête, doivent encore répondre aux attentes sexuelles de leur mari, après une journée passée à tout coordonner, cuisiner, servir, nettoyer, sans répit. Tout cela sans aucune compensation, sans qu’on ne leur accorde le droit au repos ou même à la gratitude. Elles endurent parce qu’on a toujours cru et fait croire que c’était là le rôle «naturel» des femmes, celui qu’elles doivent remplir sans plainte ni visibilité.

Leur fête n’a rien d’un moment de repos ou de recueillement : elle est vécue dans la fatigue, le stress, la pression sociale, la recherche de reconnaissance et la charge mentale.
Vous leur devez au moins le «Ndeweunal».
Par Fatou Warkha SAMBE