Entretien – Éva Nguyen Binh, présidente de l’Institut français : «L’image de la France dans certains milieux n’est pas aussi positive qu’on le voudrait»

Présidente de l’Institut français depuis 2021, Eva Nguyen Binh est en visite au Sénégal dans le cadre des Assises africaines de la démocratie. L’occasion pour la diplomate et ancienne ambassadrice de France au Cambodge, de réaffirmer la volonté de la France de repenser sa coopération culturelle avec le continent, non plus sur le mode vertical de l’influence, mais dans une logique de partenariat égalitaire.
Propos recueillis par Ousmane SOW – Vous dirigez l’Institut français depuis 2021. Quelle évolution observez-vous dans la coopération culturelle entre la France et l’Afrique depuis 10 ans ?
C’est depuis, je dirais, le discours de Ouagadougou du président de la République en 2017. Et je pense que ça a été un tournant très fort. Donc, il y a l’écoute, le dialogue, le partenariat d’égal à égal. Et puis, il y a autre chose qui est le tournant entrepreneurial. C’est-à-dire la culture, oui, mais la culture aussi comme créatrice d’emplois, avec des startups, des sociétés qui se montent, des filières créatives qui doivent aussi se structurer pour être vraiment porteuses de valeur ajoutée. Comment on crée de la valeur ? Par exemple, ici, l’Institut français du Sénégal a créé ce programme Teranga avec des incubateurs pour structurer des filières comme la mode, le jeu vidéo. Il y a aussi tout ce qui est autour du cinéma, des séries, des productions audiovisuelles. Donc, je pense que le grand sujet, c’est la structuration des filières créatives et culturelles et la connexion.
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Nous, on a beaucoup de professionnels français qui veulent être connectés avec des créatifs sénégalais et des créatifs sénégalais qui aimeraient être connectés avec des Français, mais par-delà, des Européens. Donc, il y a un énorme enjeu de mise en relation de professionnels et aussi, je dirais, de montrer les créations africaines au monde pour qu’ils trouvent leur marché. Alors, évidemment, je ne prétends pas que ce soit que la France qui fait ça. Je pense que les Sénégalais sont très doués eux-mêmes pour le faire. Et c’est vrai que nous, avec cette histoire qu’on a avec le continent africain, nos instituts français, il y a toutes ces gens qu’on connaît, tous ces réseaux qu’on connaît, mais qu’on cherche à élargir. Donc, ce côté entrepreneuriat, ce côté soutien à la structuration des filières créatives et culturelles, c’est vraiment assez récent. Et je voudrais annoncer aussi qu’on crée une plateforme numérique pour la mise en relation de professionnels du continent africain, évidemment des Sénégalais. Et puis aussi des Français. Elle est déjà créée. On est en test. La plateforme s’appelle Création Africa et on va ouvrir à la fin du mois de juin. Aussi, il y aura un deuxième forum Création Africa qui se tiendra au Nigeria en novembre et qui sera organisé par la maison des mondes africains. On est aussi partenaires.
En parlant de relation, il y a une maison dédiée à l’Afrique à Paris : la Maison des mondes africains. Quel rôle peut jouer cette institution ?
La Maison des mondes africains, juste pour rappeler, c’est un projet du président de la République, Emmanuel Macron, qui veut déjà changer le regard qu’on peut avoir sur l’Afrique en France. Et ça, je pense que c’est extrêmement important de sortir des clichés qui sont quand même souvent des clichés pas très valorisants. Et de dire, attention, l’Afrique, c’est notre immense voisine, ce sont 54 pays, je dis l’Afrique par facilité, mais c’est cette diversité, c’est cette créativité qu’on ne connaît pas assez. Et comment mieux la connaître ? Comment aussi valoriser en France les personnes qui sont d’origine africaine. Et ça, je pense que c’est quand même nouveau et c’est très fort. Et c’est important de se dire, vous êtes français, mais vous êtes aussi des ponts, des passerelles avec vos pays d’origine ou les pays d’origine de vos parents ou de vos grands-parents. Et c’est aussi, je dirais, une reconnaissance de ce que ces personnes sont et de ce qu’elles peuvent apporter et non pas dénigrer le fait qu’elles ne sont pas pour certaines, nées en France ou leurs parents ne sont pas nés en France. J’en parle très facilement parce que mon père, lui-même, est vietnamien. Je pense que moi, par exemple, je suis d’une génération où on ne reconnaissait pas les origines étrangères. On disait, vous êtes français, français, et on ne parle pas du reste.
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Aujourd’hui, c’est complètement l’inverse. Vous êtes français, mais vous êtes aussi sans doute autre chose. Et cette autre chose, c’est important de le reconnaître et de le valoriser. Donc la Maison des mondes africains a la vocation à faire tout ça et aussi à être un lieu où peuvent aller toutes les gens qui ont un intérêt pour l’Afrique. Finalement, un lieu ressource, un lieu rencontre, un lieu aussi pour chercher, pour trouver, pour parler, pour laisser la place à ce qu’on appelle aujourd’hui des nouveaux narratifs, des nouveaux imaginaires. L’Afrique, c’est un continent de talent, de jeunesse, de défis partagés. C’est notre grande voisine. Et donc finalement, comment réinventer ce qu’on a à se dire les uns les autres.
Est-ce que la culture est la fenêtre par laquelle la France compte maintenir son influence sur cette partie du continent qu’elle a dû quitter ?
Je ne dirais pas ça comme ça. Peut-être qu’elle a dû quitter militairement, mais je pense qu’on n’a pas dû quitter sous d’autres formes. En tout cas, la culture, c’est un élément des relations que la France entretient avec les pays partenaires depuis des siècles. Donc, ça n’a rien de nouveau que la France soit active en matière de culture. Et je pense aussi que ça fait partie de la façon de faire française, que de considérer aussi que c’est enrichissant pour tout le monde d’être au contact avec les autres sur le plan culturel. Et je pense que pour nous, c’est une façon de faire assez naturelle. Alors aujourd’hui, peut-être, et c’est peut-être pour ça que vous avez formulé votre question ainsi, peut-être qu’en communication, on met plus l’accent sur la culture. Parce que depuis des années, la communication a été plus axée sans doute sur le politique, sur le militaire, sur le sécuritaire et sur l’économique avec plusieurs pays du continent africain et notamment en Afrique subsaharienne. Et on a moins parlé de la coopération culturelle. Mais toutes ces années, la coopération culturelle était très vivante, existait et se développait. (…)
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Je pense qu’en revanche, aujourd’hui, on essaie d’aborder la coopération culturelle d’une façon différente, c’est-à-dire pas de façon surplombante. Mais peut-être plus sur un mode de dialogue et d’écoute plus partenarial, c’est-à-dire qu’est-ce que vous voulez qu’on fasse ensemble ? Et ce n’est pas qu’on vous apporte la culture française comme dans une forme de supériorité ou de hiérarchie des cultures, mais finalement, qu’est-ce qu’on peut faire ensemble en tant que partenaire ? Ça, c’est vraiment, je pense, la philosophie aujourd’hui, la façon dont on aimerait travailler et la façon dont les Sénégalais ou les habitants des autres pays africains, et même au-delà de l’Afrique d’ailleurs, souhaitent qu’on travaille. Parce que finalement, on n’est pas supérieurs aux autres et il ne faut pas prétendre qu’on l’est. Il y a une énorme créativité, je le vois depuis que je suis au Sénégal. Aujourd’hui, on est dans un monde qui est compétitif, ça peut aussi entraîner une notion négative, mais une notion extrêmement positive, c’est que tout le monde a le choix avec qui il veut travailler.
L’Institut français est de plus en plus ouvert aux populations sénégalaises à travers ses programmes et activités. Est-ce que c’est une option dictée par le contexte actuel ?
En tout cas, je pense qu’il y a un parti pris. En effet, il peut y avoir un problème d’image auprès de certaines personnes. Comment on prend acte de ça pour faire évoluer la façon qu’on a de travailler ? Même les gens qui ont une bonne image de la France se disent : «Je ne veux pas être traité comme quelqu’un qui n’est pas à un niveau suffisant pour qu’on le traite d’égal à égal.» Je pense qu’il y a beaucoup de choses là-dedans. Il y a des sociétés qui évoluent. Il y a de plus en plus de jeunes qui s’expriment de plus en plus. Il y a des talents qui s’exportent de plus en plus. Il y a en effet, dans certains milieux, une image de la France qui n’est pas si positive qu’on aimerait. Donc, tout ça ensemble fait qu’on se dit que de toute façon, on continue à vivre avec l’Afrique. On a une partie de notre population qui est d’origine africaine. On a énormément de défis en commun.
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Comment on peut parler de changement climatique sans l’Afrique ? Comment on peut parler de démographie sans l’Afrique ? Comment on peut parler de langue française et de plurilinguisme sans l’Afrique ? Comment on peut parler culture sans l’Afrique ? Comment on peut parler aux jeunes sans l’Afrique ? Donc, il y a tout ça qui fait qu’en effet, on essaie d’être plus ouvert. Je pense que c’est très important. Et puis, ça rejoint énormément de réflexions qu’on a, même en France, sur la culture. La culture, pour qui ? Est-ce que c’est toujours pour les mêmes publics ? Est-ce que ce sont des publics captifs ? Comment on fait pour sortir de ces publics ? Comment on démocratise la culture ? Comment on s’adresse à d’autres publics ? Comment on s’adresse aux jeunes aussi ? Ce sont toutes ces réflexions qui sont dans nos têtes, et c’est pour ça qu’on essaie de faire évoluer aussi la façon dont on travaille.
ousmane.sow@lequotidien.sn