Mesurer l’efficacité ou la justesse de la Justice aux caprices d’un homme politique est la seule chose que Sonko a faite.
Il ne fait pas autre chose que ramener la complexité du monde à ses désidératas et autres chimères. La Justice sénégalaise n’est pas pire que celle américaine. Nous étions là quand la Cour suprême des Etats-Unis était prise dans un tourbillon juridique dans l’affaire Al Gore vs Bush. Aujourd’hui, Trump, comme tous les populistes, s’est permis les mêmes outrances que Sonko. La Justice n’est pas parfaite, mais elle n’est pas corruptrice comme la politique et certains politiciens.
Encourager Sonko dans cette aporie à la fois politique et morale, c’est affaiblir la République.
Les hommes politiques sont ceux qui critiquent le plus la Justice, et paradoxalement ce sont les seuls citoyens qui jouissent d’une clémence tacite de la Justice. Il y en a qui ont fait des crimes qui condamneraient n’importe quel autre citoyen à des peines infamantes ! Sonko ne fait que pousser le bouchon trop loin. Tous les hommes politiques commettent ce péché, mais certains sont plus modérés que d’autres. Qu’est-ce que Wade n’a pas dit de la Justice ? Sarkozy passe tout son temps à incriminer la Justice. Sonko n’est qu’un populiste qui fait ce que fait n’importe quel populiste : diaboliser les autres pour se présenter en rédempteur.
Le populiste a la configuration mentale d’un pervers narcissique. Il se croit spécial et rejette ses fautes sur ses propres victimes. Le pervers narcissique fait du chantage affectif, il soumet ses victimes à une dépendance affective qui fait qu’il est absout de tout. Il n’est jamais responsable de rien. Le monde se résume aux nerfs qui constituent le nœud de son nombril.
Celui qui prétend que la Justice ne dit pas la vérité ou qu’elle ne juge pas selon le Droit devrait commencer par nous dire quel est son rapport, à lui, avec la vérité. Or sur ce point, Sonko n’est pas un apôtre de la vérité. Qu’est-ce que la vérité ? Qui a la science infuse et infaillible de la vérité ? Qui a un rapport parfaitement objectif avec la vérité ? Il faut critiquer la Justice comme on critique les autres pouvoirs, mais il y a une ligne rouge à ne pas franchir. Fragiliser la Justice par des élucubrations, surtout de la part d’un homme d’Etat, c’est couper les racines de la République. On ne peut pas jeter la Justice en pâture, à la vindicte populaire, pour simplement se tirer d’affaire.
Comment la Justice pourrait-elle être parfaite si les lois sont humaines ? Rousseau a répondu à cette question en mettant en lumière la défaillance incurable de toute loi humaine : «Pour découvrir… les meilleures règles de société qui conviennent aux nations, il faudrait une intelligence supérieure qui vît toutes les passions des hommes, et qui n’en éprouvât aucune ; qui n’eût aucun rapport avec notre nature, et qui la connût à fond ; dont le bonheur fût indépendant de nous, et qui pourtant voulût bien s’occuper du nôtre ; enfin, qui, dans le progrès des temps se ménageant une gloire éloignée, pût travailler dans un siècle et jouir dans un autre. Il faudrait des dieux pour donner des lois aux hommes.»
Même les praticiens de la Justice les plus rompus à la tâche en conviennent : il arrive que la lecture et l’interprétation de la loi débouchent sur des antinomies. Pourquoi un individu devrait se croire l’incarnation infaillible du bien et du Droit ? C’est quoi cette manie à être juge de tout le monde sans pouvoir être jugé ? Est-ce de la normalité ?
Quand Ousmane Sonko en aura fini avec la Justice, tout le pays sera sous sa coupole, celle de Pastef. En Amérique latine comme en Allemagne, les populistes ont tout le temps cherché à apprivoiser la Justice et le Droit. Un populiste, c’est-à-dire un apprenti nazi, ne peut pas comprendre qu’il existe un monde parallèle ou étranger au sien. Hitler avait forgé un concept bâtard (juridiquement parlant) : politique de coordination de la Justice. Derrière ce bricolage conceptuel, il y avait le désir de mettre la Justice en conformité avec les idéaux diaboliques du troisième Reich. Carl Schmitt avait ouvertement théorisé la nazification de la Justice allemande : Pastef fait exactement la même chose, car il veut ses juges, une Justice à ses genoux. Si on laisse Ousmane Sonko satisfaire sa boulimie de pouvoir, nous débiterons une dette insolvable en termes de démocratie et de République pour les générations futures. Ce monsieur, n’ayant pas les moyens de tenir ses promesses démagogiques, n’est pas dans la logique de nous gouverner, il est dans une logique d’asservissement. Ça commence toujours comme ça : des réformes ambiguës et suffisamment sournoises pour assujettir la République.
Outré par l’acquittement (par la Cour suprême) des inculpés dans l’affaire de l’incendie de la Reichstag (nuit du 27 au 28 février 1933), Hitler avait tout bonnement institué le Tribunal populaire (avril 1934). Notre populiste en chef rêve de réformer la Justice, et pour ce faire, il fallait qu’il commence par la discréditer.
Alassane K. KITANE