Du colonisateur à l’indépendance, le Sénégal a voulu se libérer. Mais si nous avons conquis nos institutions, nous avons laissé la Justice sous influence. De Senghor à Diomaye Faye, en passant par Diouf, Wade et Macky Sall, aucun pouvoir n’a véritablement garanti à la Magistrature sénégalaise son indépendance pleine et entière. Chacun a, à sa manière, compromis l’autonomie de Thémis : nominations ciblées, pressions discrètes ou ouvertement assumées, instrumentalisation des procureurs, silences complices face aux outrages publics des politiques envers les juges.
Pourtant, cette même Justice tient debout les fondements de notre démocratie. C’est elle qui assure la régularité des élections, valide les choix du Peuple, proclame les résultats et rend légitimes l’Exécutif comme le Parlement. C’est encore elle qui certifie nos comptes, régule nos débats et nos conflits politiques, con­damne ou absout les responsables publics, régule nos mœurs et surtout remplit nos prisons. Le paradoxe est total : une justice à qui l’on confie la gestion de nos équilibres démocratiques mais que l’on bride systématiquement dès qu’elle touche à des intérêts trop sensibles.
Trois alternances se sont succédé au Sénégal, et chacune traduit en profondeur une sanction immatérielle, celle d’un Peuple qui, n’ayant pas confiance en une Justice maintenue sous tutelle, a préféré user de son seul recours incontestable, le vote. Trois alternances pour corriger ce que des décisions de Justice compromises et des procureurs tenus en laisse n’ont pas su ou pas pu réparer.
Il faut rompre avec cette contradiction historique. L’in­dé­pendance de la Justice ne peut être un slogan politique, ni un vœu pieux réservé aux périodes de crise. Elle doit devenir une réalité institutionnelle et culturelle. Mais cela ne dépend pas seulement des textes. Cela dépend d’abord des magistrats eux-mêmes. Ils ont le pouvoir, à condition d’en faire usage, le pouvoir de dire non, le pouvoir de se constituer en rempart contre les ingérences, le pouvoir de s’exprimer et d’assumer publiquement leur mission régalienne.
Au moment où l’Exécutif, quels que soient ses visages, plaide pour «libérer la Justice» tout en étant accusé de la maintenir sous tutelle, il appartient à ceux qui incarnent Thémis de se libérer eux-mêmes. Le Peuple sénégalais l’a démontré à travers ces alternances successives, il sait sanctionner. Il a sanctionné les régimes, perdus par des décisions de Justice et des procureurs tenus en laisse. Il sanctionne aussi une Justice perçue comme partiale ou aux ordres. Pour que cette sanction cesse, pour que la confiance renaisse, il faut que les magistrats fassent un pas. Non plus derrière le pouvoir, mais à côté du Peuple.
Le Sénégal a gagné son indépendance. Il reste à sa Justice de conquérir la sienne.
Ibrahima Fall
Justiciable