Halte au pilotage à vue
Le changement à la tête de l’Etat en 2024 avait suscité une vague d’espoir, portée par un discours de rupture, d’éthique et de souveraineté. Mais près d’un an plus tard, cet espoir se délite. Aucune Vision 2050 cohérente n’émerge, aucun cap stratégique ne se dessine, et les citoyens sont confrontés à une gouvernance sans boussole. L’attente se transforme en inquiétude, l’élan en lassitude.
Dans les campagnes, la saison agricole s’annonce désastreuse. Les prix des intrants ont explosé, la distribution des semences accuse de lourds retards, et les mécanismes de soutien sont quasi-absents. Alors que l’agriculture mobilise près de 60% de la population active, l’absence d’anticipation compromet les récoltes et renforce l’exode rural. Ce silence sur les douleurs du monde agricole n’est pas un oubli : c’est un abandon.
Le secteur du Btp, moteur traditionnel de l’emploi urbain, est lui aussi en panne. Les arriérés de paiement dus par l’Etat dépassent les 300 milliards F Cfa. Les entreprises étranglées suspendent leurs chantiers, licencient à tour de bras et voient leurs carnets de commande se vider. L’effet domino atteint le secteur immobilier, où les crédits se raréfient, les programmes résidentiels stagnent et les logements invendus s’accumulent. Une crise profonde est en gestation.
A ce tableau déjà préoccupant, s’ajoute une paralysie judiciaire aux conséquences sous-estimées. Depuis plusieurs semaines, la grève des travailleurs de la Justice paralyse les greffes, les tribunaux, l’état civil et les services d’authentification. Ce blocage engendre une congestion des procès civils, retarde les jugements commerciaux et empêche l’obtention d’actes de naissance, de mariage ou de décès. La vie économique en souffre directement : contrats bloqués, litiges non tranchés, entrepreneurs dissuadés, crédits suspendus. La chaîne formelle de l’économie est fracturée, et avec elle, la confiance dans l’Etat de Droit. Quand le service public de la Justice s’arrête, c’est toute une économie qui se grippe.
En attendant, Moustapha Diakhaté et Bachir Fofana ont vu la lecture de leur verdict reporté à deux reprises (du 9 au 16 juillet et maintenant du 16 au 23 juillet) pour cause de grève des greffiers, et toute tentative de demande de liberté provisoire étouffée dans l’œuf par le procureur. Sommes-nous en train de perdre notre humanité ? Espérons que cette grève ne dure pas six mois.
Malgré les annonces de développement endogène de notre économie, des marchés publics et des projets stratégiques continuent d’être attribués à des entreprises étrangères, souvent sans appel d’offres. Ce choix met à mal la promesse de souveraineté économique brandie par le gouvernement. Il affaiblit notre tissu productif, freine la création d’emplois locaux et renforce une dépendance extérieure, jusque dans les secteurs critiques comme l’énergie, les infrastructures, le logement ou le numérique. A force de céder le levier économique, le pays se condamne à rester spectateur de son propre développement.
Le Budget 2025, annoncé à plus de 7200 milliards F Cfa, n’apporte aucune clarté. L’absence de cadrage macroéconomique rigoureux, l’intégration tardive de la dette cachée, révélée par le Premier ministre, ainsi que la dégradation de la note souveraine du Sénégal compromettent notre accès aux financements. Avec un déficit dépassant les seuils de convergence de la zone Uemoa, c’est la crédibilité même de l’Etat qui vacille.
Gouverner ne consiste pas à commenter la crise, ni à empiler les effets d’annonce. C’est agir avec méthode, investir pour l’avenir et protéger ceux qui subissent le présent. Il devient impératif de réduire le train de vie de l’Etat, de réorienter les dépenses vers les urgences sociales et productives, et de restaurer la confiance avec nos partenaires techniques et financiers.
Au-delà des tensions internes et des rivalités perceptibles, le duo «Diomaye Moy Sonko-Sonko Moy Diomaye» doit trouver la force de surmonter ses différences. Le Sénégal ne peut pas s’offrir le luxe d’une crise institutionnelle dans un moment aussi décisif. Les responsabilités historiques qui pèsent sur leurs épaules imposent lucidité, dépassement et unité d’action.
Nous appelons à une inflexion majeure. Il faut replacer l’action publique au service de l’impact réel, de la création de valeur locale et de la justice sociale. Il est encore temps d’éviter l’effondrement de la confiance, de retrouver une vision et de remettre la parole publique au diapason des actes. L’histoire ne retiendra pas les intentions, mais les résultats. Et elle jugera sans indulgence ceux qui auront confondu gouvernance avec improvisation.
Théodore Chérif MONTEIL
Ancien député à l’Assemblée nationale