De l’Etat profond à l’Etat «invisible» «Pour qu’on ne puisse pas abuser du pouvoir, il faut que le pouvoir arrête le pouvoir.» Montesquieu

Le Sénégal a hérité du colonialisme français d’un Etat jacobin, que de grands hommes d’Etat ont su préserver et perfectionner. Au lendemain de l’accession de notre pays à la souveraineté internationale et après les évènements liés à la crise de 1962, le Président Léopold Sédar Senghor a su mettre en place un régime présidentialiste, en tirant les leçons de l’échec du régime parlementaire. L’Etat jacobin n’est certainement pas en conformité avec l’organisation traditionnelle du pouvoir en Afrique précoloniale.
Au demeurant, dans le contexte de l’époque, l’adoption de la forme jacobine de l’Etat était l’idée la mieux partagée en Afrique postcoloniale. Quelles que puissent être les insuffisances dans la marche de l’Etat, il faut reconnaître au Président Senghor le mérite d’avoir su consolider l’Etat, dans son organisation et son fonctionnement. En fin intellectuel, le Président Senghor a compris très tôt que le Peuple sénégalais n’accepterait jamais la soumission. Les contestations estudiantines et des syndicats des travailleurs ont mis de fortes pressions sur le régime d’alors, qui céda et accepta l’ouverture démocratique, par un multipartisme encadré à quatre courants politiques.
A l’accession du Président Abdou Diouf au pouvoir en 1980, ce dernier élargit l’expression démocratique par un multipartisme intégral et l’avènement de médias privés, permettant la diversité des opinions contradictoires. Durant son magistère, le Président Diouf s’employa à réaménager la forme jacobine de l’Etat centralisateur, par une politique de décentralisation.
Les présidents Abdoulaye Wade et Macky Sall, chacun en ce qui le concerne, ont pu parfaire l’organisation de l’Etat, pour justement mettre en place l’Acte 3 de la décentralisation.
Cependant, il faut le reconnaître, des abus ont pu être constatés sous les différents magistères de nos chefs d’Etat.
De l’Etat profond
L’Etat profond (deep state en anglais), appelé aussi Etat souterrain, fait référence à l’idée qu’il existerait au sein d’un Etat, une hiérarchie parallèle ou une entité informelle détenant secrètement le pouvoir décisionnel sur la société et sur beaucoup d’autres décisions d’une démocratie. Nous pouvons ainsi dire que l’Etat profond est une excroissance de l’Etat formel.
Quand on accède au pouvoir, le premier réflexe qui traverse l’esprit, c’est comment s’y maintenir face à une opposition qui cherche par tous les moyens démocratiques à réaliser l’alternance. Alors, pour toutes ces raisons, les jeux et enjeux de pouvoir induisent des tripatouillages de la Constitution, voire des élections souvent entachées d’irrégularités.
Dans un Etat de Droit bien organisé, les trois pouvoirs essentiels reconnus par la Constitution sont : le pouvoir législatif qui élabore les lois qui régissent la société et contrôle l’action du gouvernement ; le pouvoir exécutif, qui met en œuvre les lois votées par le pouvoir législatif et dirige les affaires publiques du pays ; et enfin, le pouvoir judiciaire qui assure le respect des lois et tranche les litiges entre les citoyens, ou entre le citoyen et l’Etat. En résumé, le pouvoir législatif créé la loi, le pouvoir exécutif l’applique et le pouvoir judiciaire veille à son respect et à son interprétation.
Cependant, il peut arriver, et il arrive souvent, que le pouvoir législatif soit inféodé au pouvoir exécutif, ce qui annihile le véritable contrôle de ce dernier par le premier. Alors, il ne reste en dernier ressort que le pouvoir judiciaire, comme l’ultime rempart pour le respect de l’Etat de Sroit, naturellement si son indépendance est affirmée. La tentative de report de l’élection présidentielle de mars 2024 par le Président Macky Sall n’a pu prospérer grâce à l’opposition ferme du Conseil constitutionnel. Ce dernier est intervenu dans le champ politique pour remettre les pendules à l’heure et permettre la tenue de l’élection à date échue.
Au demeurant, si entre ces trois pouvoirs, aucun ne peut freiner l’autre, c’est alors à ce moment que l’Etat profond peut intervenir. Les anciens présidents du Sénégal ont été confrontés à des degrés divers au contre-pouvoir institutionnel ou à l’Etat profond. Le Président Abdou Diouf a reconnu sa défaite lors de l’élection présidentielle de 2000, mais certaines rumeurs ont sous-entendu à l’époque qu’il avait agi sous la pression active ou passive de personnalités en marge de l’Etat ou d’entités puissantes, organisées et représentatives de l’Etat profond. Le Président Wade, à son tour, a dû se plier sous la pression active ou passive de ces mêmes personnalités ou entités organisées pour reconnaître sa défaite lors de l’élection présidentielle de 2012. En ce qui concerne le Président Macky Sall et sa supposée candidature à un troisième mandat, il a dû y renoncer sous la pression, encore une fois, de l’Etat profond.
En définitive, si nous pouvons parler de l’Etat profond au Sénégal, c’est a priori pace que nous avons un Etat solide et bien organisé. C’est dire que toute tentative d’affaiblissement ou de destruction de l’Etat est vouée à l’échec.
De l’Etat «invisible»
Contrairement à l’Etat profond ou Etat souterrain et excroissance de l’Etat formel, ce que nous appelons Etat «invisible» est en réalité non apparent et informel. L’Etat «invisible» repose sur des identités remarquables de la Société civile dans un sens plus large et plus représentatif de la population. En Occident, on peut identifier comme faisant partie de l’Etat «invisible», l’Eglise, les loges maçonniques et autres entités proches de ces dernières. Il est arrivé en France par exemple, que des crises majeures au sein de la classe politique aient été réglées par une loge maçonnique. Parmi les membres de ces loges, beaucoup sont des acteurs politiques ayant des idéologies opposées. C’est cette appartenance commune à une loge qui facilite certaines médiations, qui aboutissent souvent à des règlements à l’insu de l’opinion en général. En Afrique par contre, ce sont les chefs religieux de diverses obédiences et les chefs coutumiers et traditionnels qui sont sollicités par les hommes politiques pour aplanir les divergences. Au Sénégal, les confréries religieuses jouent un très grand rôle dans l’apaisement du climat politique et du climat social. D’autres, comme les acteurs de la Société civile formelle, quelles que soient par ailleurs les critiques dont ils font l’objet, ont néanmoins joué leur partition en tant que régulateurs, médiateurs et lanceurs d’alerte. Ils méritent respect et considération.
Comme à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, qui a vu le mouvement anarchiste s’en prendre aux fondements de l’Etat, nous assistons, en ce début du XXIe siècle, à la naissance d’un mouvement populiste à travers le monde, dont l’objectif est de détruire le système établi. Le Président Donald Trump en est le porte-drapeau. Chez nous au Sénégal, ce mouvement populiste est représenté par certains partisans du parti au pouvoir, Pastef.
En conclusion, nous pouvons affirmer sans contredit que le Sénégal a des institutions solides, un Etat de Droit debout. La démocratie est un processus qui n’est jamais achevé, c’est un projet à parfaire et à entretenir. Elle peut vaciller tel un roseau, mais ne rompra pas, si et seulement si les hommes qui l’animent ont la volonté et le courage de la tenir debout contre vents et marées.
L’Etat de Droit repose sur des ressorts inusables qui font que le flambeau de notre contrat social ne s’éteigne pas. Notre système est bon, il est certainement perfectible, mais personne ne le détruira.
Serigne Ousmane BEYE
Professeur d’économie
beyeouse@live.fr