La Cité Ibrahima Sarr ou Ballabey, ce quartier qui faisait jadis la fierté des habitants de la ville aux-deux-gares, est aujourd’hui en train de passer de vie à trépas. L’eau, aujourd’hui rétablie, est restée longtemps sans couler à flots comme avant, conjuguant au passé la vie de bourgeois. Les maisons qui y étaient construites depuis 1902, 1921 et 1928 sont pratiquement toutes vieilles, toutes voûtées. La durée de vie établie était de 60 ans pour les premières constructions et 80 ans pour les autres.Par Cheikh CAMARA – 

Niché dans la commune de Thiès-Est, Ballabey, nom hérité du premier Directeur général du Chemin de fer, est le premier quartier résidentiel de la Cité du Rail. Une véritable politique sociale se développait dans ce «territoire» quadrillé par de larges allées et routes bitumées, et bordées de grands arbres (caïlcédrats) verdoyants et ombragés. Ce lieu de résidence des cadres de l’administration coloniale de la société du Chemin fer était un type de cité résidentielle par excellence, conçue pour rendre agréable le séjour des colons blancs de la société ferroviaire. Tout a été bien organisé à l’époque : la cité se présentait sous l’aspect d’un immense parc aux arbres magnifiques, à l’ombre desquels ont été aménagées des villas avec leur cour. Ceux qui y vivaient étaient dans l’opulence totale. Ils ne payaient ni eau ni électricité. Tout y était pris en charge par l’entreprise ferroviaire. «Ce sont seulement les cadres de la régie et de la Société nationale du Chemin de fer qui avaient la possibilité de loger dans la cité.» Ceci faisait partie de la politique sociale qui avait été définie. Mais, il faut noter qu’à côté de ces cadres blancs et quelques noirs, d’autres agents de dépannage et travailleurs de la voie chargés des interventions rapides sur la voie ferrée, entre autres, habitaient à proximité de l’entreprise. Les familles avaient beaucoup de possibilités sur les plans du déplacement et des loisirs. «Il y avait des bus qui assuraient le transport des femmes pour le marché et les élèves, un cercle amical thiessois, un terrain de tennis… tout était mis à la disposition de ces cadres. Ils n’avaient pas besoin de sortir, sauf pour aller au cinéma. Aussi, juste à la périphérie, un dispensaire qui prenait en charge les familles et les travailleurs a été implanté», se souvient Ahmadou Sarr, président des habitants de la cité.
Mais, cette vie de luxe a commencé à perdre son lustre après l’accession du Sénégal à l’indépendance. Sept ans après, c’est-à-dire en 1967, l’Etat du Sénégal avait pris une décision assez complexe de dégager le maximum de cadres au niveau de la société du Chemin de fer. En effet, le président de la République d’alors, Léopold Sédar Senghor, avait demandé d’écrémer le Chemin de fer. Par conséquent, tous les cadres qui étaient âgés de 50 ans partaient à la retraite, alors qu’ils avaient la possibilité d’aller jusqu’à 58 ans, et même 60 ans pour ceux qui avaient des enfants mineurs. La raison de ce dégagement est simple. D’après l’Etat du Sénégal, il y avait trop de privilèges pour ces cadres du Chemin de fer. Mais il faut noter que d’après le Président Léopold Sédar Senghor, tout n’était pas mauvais au niveau de la régie. Car, dans son diagnostic de la situation, le Président-poète avait déclaré que «même s’il y avait trop de privilèges dans la boîte, force est de reconnaître qu’il y a quand même de bonnes choses. Rassurez-vous, tout n’y est pas mauvais. On ne s’y est pas tout simplement croisé les bras depuis l’indépendance. On y a tenté un redressement et il y a, aujourd’hui, des centaines de cheminots qui sont des agents consciencieux et travailleurs. Mais il y a une situation globale dont il faut faire le bilan». Les efforts pour le renouvellement du matériel étaient insuffisants, le personnel était pléthorique et «surtout âgé». Les charges du personnel absorbaient par conséquent «près de 80% du budget de la régie», ce qui fait que «les recettes ne pouvaient être que trop faibles au regard des dépenses trop élevées». Il avait été alors décidé une réorganisation générale, administrative et technique, ainsi qu’une refonte du statut du personnel. S’y ajoutaient d’autres décisions telles que «la personnalisation de la prime de gestion de fin d’année, l’alignement des avantages sociaux sur ceux des fonctionnaires», a révélé Senghor, avant de noter qu’il devait revenir à l’Etat d’assurer désormais le service des retraites dues aux agents, compte non tenu des mesures de mise à la retraite anticipée en 1967, 1968 et 1969. Et le président de la République de se justifier : «Les mesures que voilà sont sévères. Je suis le premier à le reconnaître. Si je les ai prises, c’est que je ne pouvais pas faire autrement.» Et d’ajouter : «En vérité, la lutte sur le front des établissements publics est une action décisive. Il s’agit de savoir si nous avons la volonté et la capacité de gérer nos propres affaires, et cela, par-delà la bataille pour le socialisme. Car, s’il en était autrement, il n’aurait pas valu la peine de réclamer l’indépendance, puis d’être indépendants. J’ai plus que la conviction : je sais que nous avons l’intelligence et la capacité nécessaires à bien gérer nos propres affaires avec l’assistance des nations amies. Il nous suffit de le vouloir et de nous y appliquer avec méthode.»

Ballabey a perdu de son charme
Ainsi arriva la galère et survinrent les problèmes. L’appel lancé par le Président Senghor, à savoir «avoir l’intelligence et la capacité nécessaires à bien gérer nos propres affaires», n’a pas été respecté. Les premiers quartiers résidentiels de Thiès, occupés cette fois-ci par les cadres sénégalais de la régie, commencent à se dégrader. Les habitants ne se souciaient pas de la réfection. La commune n’y intervenait pas car c’était une propriété privée du Chemin fer. La municipalité non plus ne réagissait pas dans l’assainissement. L’entrée du réseau et la réhabilitation n’étaient pas prises en charge par la commune, et le Chemin de fer ne continue plus à assurer. Conséquence : la voierie et les habitations ont commencé à se détériorer. Pis, la Cité Ballabey a alors commencé à perdre de son charme. Avec les deux privatisations, les repreneurs avaient déclaré n’avoir pas besoin de cette dite cité. Alors les cadres ont fini par s’y installer et c’était la bamboula. Chacun entretenait sa maison comme il le voulait. Résultat : ce quartier huppé, qui faisait la fierté des populations thiessoises, de devenir subitement populaire. Ses maisons aux murs crépis de couleur claire, d’où s’ouvraient de vastes baies, ne tiennent plus. Car elles étaient construites pour le séjour prolongé du métropolitain. Le jardin potager qui leur servait n’est plus fonctionnel et est laissé à lui-même. Aujourd’hui, c’est un vaste espace vide. Aux dernières nouvelles, cet espace avait servi de lieu où l’on gardait des pépinières d’arbres pour un éventuel reboisement. Un projet qui n’a duré que le temps d’une rose. Car d’après M. Sarr, il n’a pas abouti. Le logement des cadres célibataires, devenu entretemps Hôtel du Rail, sert aujourd’hui de campus pour les étudiants de l’Université de Thiès. Ainsi, Ballabey, avec l’Acte 3 de la décentralisation, fait désormais partie de la commune de Thiès-Est. Un «affrètement qui n’est que de nom», selon un habitant de la localité. Dans l’anonymat, ce père de famille a précisé que leur «rattachement à la mairie de Thiès-Est n’est que de nom». Car, explique-t-il, «rien de la mairie ne nous a été alloué. Nos problèmes vont de mal en pire. Nous ne savons plus à quel saint nous vouer pour les résoudre. Des années durant nous sommes confrontés à de véritables problèmes d’eau. En attestent les manifestations qui ont été organisées par les jeunes et les femmes pour dénoncer le manque du liquide précieux au niveau de ce quartier».

Les populations passent de l’abondance au manque d’eau
Les périodes fastes où l’eau coulait en abondance et gratuitement du forage construit par la société du Chemin de fer, devenue Transrail puis Dakar-Bamako Ferroviaire, appartiennent désormais à un passé totalement révolu. Les populations de la Cité Ballabey ont longtemps broyé du noir, assoiffées qu’elles étaient. Et pour cause, la longue panne du forage qui alimentait la zone gratuitement en eau potable, aujourd’hui réhabilité, avait fini d’installer tout le quartier dans une récurrente pénurie du liquide précieux pendant près d’un an. Les jeunes et les femmes du quartier, ne pouvant plus supporter la situation, sont plusieurs fois sortis pour exprimer leur colère et exiger la construction d’un nouveau forage. Ce, même si, depuis la panne du forage, la Société nationale des eaux du Sénégal (Sones) dépêchait chaque jour une équipe sur les lieux pour approvisionner les populations en eau potable. Et Yaye Fatou Diouf, présidente de l’Association des femmes de Ballabey, de se rappeler : «Plus rien n’allait à la Cité Ballebey. Nous avions soif, tous nos enfants étaient finalement tombés malades à force de porter les seaux et les bassines sur la tête. Nous n’en pouvions plus.» Ainsi longtemps, très longtemps, l’eau avait cessé de couler des robinets à Ballabey.

Ballabey sans ses «caïlcédrats», c’est rien
Outre ce manque d’eau devenu aujourd’hui un souvenir, un autre problème hante le sommeil des habitants de Ballabey. Ils assistent impuissants à l’élagage des grands arbres (caïlcédrats) qui font partie du décor de la cité. En effet, d’après les jeunes du quartier, les arbres sont en train d’être abattus par des promoteurs qui sont soutenus par certaines autorités du quartier. «Nous n’accepterons pas que des individus viennent abattre nos arbres. C’est la seule verdure dont nous disposons», a asséné, amer, le représentant des jeunes du quartier.
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