Il est une vérité que le Sénégal ne peut plus ignorer : les eaux pluviales ne sont pas un fléau naturel, mais un révélateur de notre désorganisation, une épreuve que nous nous infligeons par manque de vision, de rigueur et de volonté politique. D’année en année, les mêmes scènes se répètent -quartiers engloutis, routes impraticables, écoles fermées, populations déplacées- comme si le pays, malgré les alertes et les milliards engloutis dans des programmes d’urgence, avait renoncé à comprendre et à maîtriser l’eau.
Or, l’eau est mémoire (d’ailleurs, ndokh du bayyi yoon’am), énergie, fécondité. Elle peut devenir un bien commun valorisé, si nous changeons radicalement notre manière de penser, de gouverner, de planifier, de construire et de gérer. Ce changement ne peut être marginal, sectoriel ou conjoncturel. Il doit être systémique, philosophique, institutionnel. Il s’agit de bâtir une intelligence collective de l’eau, depuis l’amont des bassins versants jusqu’à l’aval des exutoires, en intégrant l’anticipation, la planification, la prévision, la protection, la gestion de crise et la reconstruction.
I. Comprendre les inondations comme un fait social total
Les inondations ne sont pas de simples désastres naturels. Elles traduisent l’échec de plusieurs systèmes en interaction : aménagement du territoire, urbanisme, assainissement, habitat, transport et mobilité, environnement, gouvernance locale, etc. Leurs enjeux et impacts sont multidimensionnels : humain, économique, sanitaire, social, éducatif, etc. En ce sens, elles exposent la faiblesse de notre Etat.
Selon les estimations de la Banque mondiale, les inondations urbaines dans des villes comme Dakar ou Saint-Louis génèrent des pertes économiques équivalentes à 1 à 2% du Pib local par an. A cela s’ajoute le coût social invisible : dégradation du cadre de vie, déplacements forcés massifs, déscolarisation, paupérisation, traumatismes, perte de confiance dans les institutions, etc.
Il faut donc intégrer l’évaluation des dommages et pertes (damage and loss assessment) comme outil central de planification et de plaidoyer budgétaire, à l’image des systèmes utilisés au Japon, aux Pays-Bas ou au Vietnam. Ces pays intègrent la prévention financière dans les plans de résilience urbaine.
II. Repenser la chaîne de gestion : de l’amont à l’aval
La gestion des inondations ne peut se limiter à des réponses d’urgence. Elle suppose une approche multiniveaux articulée autour de trois piliers :
L’amont : anticipation, prévision, planification ;
Le milieu : protection, canalisation, valorisation ;
L’aval : alerte, réponse de crise, relèvement, compensation.
Cela exige une réforme de fond. D’abord, il s’agit de prévention territoriale. C’est-à-dire interdire toute occupation humaine dans les zones historiquement inondables ; protéger les zones humides (et les Niayes) ; désimperméabiliser les sols urbains par une réglementation forte et un urbanisme réversible.
Ensuite, faire de la planification hydrologique : chaque collectivité territoriale ou intercommunalité devrait se doter d’un Plan local de gestion intégrée des eaux pluviales, adossé à une cartographie des risques et à une étude hydrogéologique de son territoire.
Enfin, concernant l’alerte et la gestion de crise : instaurer des plans communaux et départementaux de sauvegarde, mobilisables immédiatement en cas d’alerte météo, avec des rôles clairs attribués aux mairies, Forces de sécurité, sapeurs-pompiers, acteurs communautaires. C’est ce principe de subsidiarité qui fait que chaque niveau de pouvoir doit agir à son niveau d’efficacité maximale. L’Etat stratège encadre, finance et contrôle. Les collectivités opérationnelles planifient et agissent. Les citoyens sont acteurs et parties prenantes, pas victimes.
III. Changer de gouvernance, changer de culture
L’enjeu est aussi institutionnel. La gestion des inondations est aujourd’hui fragmentée entre ministères, agences, collectivités, Ong. Ce cloisonnement est un facteur d’inefficacité.
Nous proposons :
– La création d’une seule autorité pour la Gestion intégrée de l’eau et des risques urbains, dotée d’une mission de coordination intersectorielle, d’un pouvoir de régulation technique et d’un budget autonome.
– Un fonds permanent de résilience urbaine, alimenté par l’Etat, les bailleurs, les collectivités, les assurances et une fiscalité écologique pour financer les infrastructures vertes, la recherche et la formation.
Un registre national des inondations, alimenté en temps réel, croisant données spatiales, sociales et économiques pour orienter les politiques publi­ques. Le monde universitaire et celui de la recherche pourraient y jouer un rôle majeur.
Aussi pourrions-nous trouver inspiration dans d’autres modèles performants :
Les «Sponge Cities» en Chine qui captent, stockent et infiltrent les eaux de pluie à travers un urbanisme perméable. Les Pays-Bas, maîtres du «vivre avec l’eau», ont transformé les inondations en opportunités d’innovation. L’Afrique du Sud, qui intègre les zones d’inondations dans sa planification urbaine en tant que «zones d’atténuation naturelle». Enfin, le Maroc, qui a mis en place un système de Plans de prévention des risques (Ppr) adossés aux documents d’urbanisme.
IV. Capitaliser, mesurer, innover
Une vraie politique publique doit produire et valoriser la connaissance :
a. Déployer un réseau national de capteurs : piézomètres, pluviomètres intelligents, stations météorologiques automatiques, radars, etc. La puissance de l’Intelligence artificielle permettrait d’avoir d’excellents modèles numériques de terrain et d’élaborer des scénarios prospectifs.
b. Créer un Institut sénégalais de l’eau urbaine, adossé aux universités, pour développer les compétences en hydrologie, climat, résilience.
d. Former les urbanistes, ingénieurs, gestionnaires ur­bains et décideurs à penser l’eau comme un flux vital, et non comme un obstacle.
e. Numériser la gestion : cartographie dynamique des zones à risque, modélisation hydrologique, alerte Sms communautaire, etc. Cela est dans la droite ligne du New Deal technologique.
V. Conclusion : vivre avec l’eau, non contre elle
Il est temps d’adopter une philosophie nouvelle. L’eau ne se combat pas, elle s’apprivoise. Elle ne se refoule pas, elle s’intègre. Elle ne se fuit pas, elle se cultive.
Pensons des villes où chaque mètre carré de béton est compensé par un mètre carré d’infiltration. Où les cours d’écoles recueillent les eaux pour les jardins. Où les quartiers deviennent des bassins de résilience. Où l’eau devient beauté, fraîcheur, fertilité.
La gestion des inondations ne sera durable que si elle devient un projet national porté par la vision, la science, la participation et la solidarité. Il ne s’agit pas simplement de construire des canaux, mais de reconstruire une conscience de l’eau. L’enjeu est écologique, mais aussi économique, social, culturel. Le Sénégal peut devenir un leader africain de la gouvernance hydrologique. A condition d’oser. De penser autrement. De vivre avec l’eau.
Oumar BA
Urbaniste/Citoyen africain
du Sénégal
umaralfaaruuq@outlook.com