Commençons d’abord par briser la croûte des fausses évidences. Une évidence, c’est toujours un raccourci : elle nous dispense de penser, elle nous donne l’impression d’avoir déjà compris. Ici, elles sont multiples : que la mémoire collective se confondrait avec des cérémonies officielles ; que les hommages suffiraient à répéter des noms sur une liste ; que les hommes politiques seraient fatalement des cyniques ou des démagogues ; que le marxisme, enfin, n’aurait plus qu’une valeur rhétorique. Ces évidences sont pratiques, elles arrangent, elles ordonnent le réel en figures simples. Mais elles amputent, elles effacent.
Or, il existe des vies qui échappent à ces schémas. Des existences trop pleines, trop consistantes pour se laisser réduire à des clichés ou à des silhouettes. Elles obligent à rouvrir les yeux, à retrouver la singularité, la vérité dans le réel de la politique.
Amath était de celles-là. Homme d’Etat certes, mais d’une espèce rare : marxiste sans démagogie, stratège sans cynisme, progressiste sans compromission. Chez lui, la politique n’était ni décor ni posture, mais transformation, un outil pour changer la vie de ceux que Aragon appelait dans ces vers : «Nous ne sommes rien. Soyons tout.»
Au-delà de l’action, il y avait l’homme : une humanité rayonnante, une présence effective qui résiste, encore aujourd’hui, à la morsure de l’oubli.
Quatorze ans. A cet âge où d’autres découvrent la distraction, Amath tombe sur Fils du peuple de Maurice Thorez. Ce n’était pas du tout une lecture d’adolescent en quête d’évasion. C’était un choc, une initiation, une révélation. Amath y découvre qu’il existe une dignité universelle. Que les luttes des paysans sénégalais et des ouvriers français procèdent d’un même souffle, d’une même dignité, d’un même horizon moral : le communisme. Et, c’est un point de non-retour : il sera communiste, parce que cet universel précis, déjà, frappe à sa porte.
Puis vient Faidherbe, le lycée, à Saint-Louis du Sénégal. Là-bas, il expérimente le refus du conformisme constitutif de l’institution scolaire. Et, s’engage en politique, au Pai.
Puis, il y a eu les grèves, les réseaux révolutionnaires. Et, en conséquence, l’exil. Dix-sept années d’exil. De 1960 à 1977. Cet exil n’était pas une fuite, mais un apprentissage. Mali, Guinée, Prague, Cuba, Algérie, etc. Chaque escale fut un laboratoire. Chaque rencontre, une école militante. C’est là qu’il forgea lentement sa conviction, plutôt que dans une école de parti : l’universel n’est pas un mot creux, mais une pratique qui se nourrit de la solidarité internationale. Dans ces traversées, se dessine le visage de l’homme et du combattant qui saura, plus tard, incarner une fidélité sans faille à l’universel.
Arrive ensuite le retour, par amnistie, au bercail. Il co-fonde le Pit avec Seydou Cissokho, qui en devient le premier Secrétaire général. Il lui succédera, plus tard, à cette responsabilité, avant de devenir député, puis maire, ministre, ensuite vice-président de l’Assemblée nationale et, enfin, ministre d’Etat-Conseiller spécial du président de la République Macky Sall.
Pendant qu’il est ministre de l’Urbanisme et de l’habitat, il élabora un mot contre le clientélisme au sein de l’Etat sous Abdou Diouf : la «mal-gouvernance». Par ce mot, il dit et fait l’essentiel : critiquer sans détruire, dénoncer sans profaner, briser les dérives sans mettre le feu à la maison commune. Ce geste deviendra un concept politique qui résonne encore. Une leçon de courage, une balise pour les générations. L’Onu s’emparera de ce concept de «mal-gouvernance», mais en le vidant de sa puissance subversive et progressiste.
L’an 2000, c’est l’alternance. Le moment où le Sénégal bascule. Amath y joue un rôle cardinal. Son salon était pendant deux ans, de 1998 à 2000, un laboratoire politique : on y forge des alliances, on y négocie des compromis, on y invente les chemins de la démocratie. On y bâtit la première alternance politique depuis l’indépendance.
Et voici 2001. Le coup de force de Wade. La tentative d’arracher la laïcité du texte fondamental. Ce n’était pas une retouche technique, ni un détail. C’était une brèche, une fracture. La volonté de remplacer la République par le catéchisme. De substituer au droit la prière. Au pluralisme, le sermon. L’Etat, en chapelle. Amath s’est dressé. Il a rappelé que la laïcité n’est pas un gadget pour intellectuels oisifs, ni un luxe de salon, mais le socle de notre coexistence, de notre liberté, de notre paix civile. Wade dut reculer. Et, avec lui, recula l’ombre d’un danger qui menaçait la République jusque dans son ossature.
Alors, quand j’entends un certain Niokor Tine oser dire que Macky Sall serait une copie de Wade, je m’étrangle. On ne confond pas celui qui attaque les fondations avec celui qui les renforce. Macky Sall, c’est autre chose : une constance républicaine et une fibre sociale. Les bourses familiales pour les plus pauvres. Un geste d’équité, soutenu par Amath et nos camarades communistes. Voilà qui suffit à comprendre pourquoi le Pit pouvait, sans reniement, soutenir cette politique et ce régime.
Qu’on ne s’y trompe pas : le parti Pastef de Sonko, avec ses postures bravaches, ses promesses d’ivresse, ses illusions populistes, son néo-panafricanisme inculte et inutile : ce Pastef-là, c’est plutôt du Wade de 2000 à 2012. Même rhétorique. Même gesticulation. Même goût du vertige.
Amath savait discerner. Il savait défendre l’horizon, maintenir la lumière. Pas pour lui, encore moins pour un sérail. Mais, pour tous.
Soyons francs avec certains des nôtres aussi : ces communistes ou progressistes sincères égarés, hélas. Ils ont cru trouver dans Pastef une nouvelle radicalité. Ils se sont trompés. Depuis bientôt deux ans qu’ils gouvernent, leur radicalité se réduit à la comptabilité. Leur horizon à une reddition des comptes. Leur discours à une inquisition administrative. La comptabilité n’est pas du tout une politique. Qui ne le sait pas ! Depuis quand la dénonciation, sans projet, transforme-t-elle la société ? Où est le plan de redistribution ? Où sont les infrastructures ? Où est le souffle collectif ? Rien.
Ils ont troqué la praxis contre l’invective, la menace. L’espérance contre la peur. Là où Amath voyait des vies, ils voient des chiffres. Là où il construisait, ils dénoncent. Là où il transformait, ils contrôlent. Leur idéologie n’est qu’un culte servile rendu à l’Etat-comptable. Soutenir cela est une faute lourde. Une erreur historique. Une capitulation.
Mais Amath, lui, dépassait la politique. Je me souviens de Dakar, 2013. Un colloque de la Fondation Gabriel Péri, à l’hôtel Le Méridien Président de Ngor. Je l’ai vu serrer chaque main, sourire à chacun, remercier un à un les participants et, mieux encore, les inviter à dîner. Voilà la politique. Voilà la vraie. L’hospitalité, la convivialité. C’était le socialisme en actes.
Et qu’on se rappelle aussi ses compagnons disparus, sans lesquels cette mémoire ne sera pas complète : Seydou Cissokho, Sémou Pathé Guèye, Magatte Thiam, Ibrahima Sène. C’étaient des militants d’acier. Des hommes de chair. Ils donnèrent leur temps, leur souffle, leur pensée pour la justice, pour l’égalité, pour la liberté. Ces noms sont des pierres dans l’édifice. Ils tiennent l’histoire et irriguent le présent. Je les aime tous.
Amath et ses compagnons ont bâti un espace de lumière. Pas dans les vitrines. Pas dans les anthologies. Mais dans le réel. Dans les villes et les villages de notre pays. Et cet espace persiste, nous protège en quelque sorte par la force de leur exemple. Par l’intelligence de leurs choix. Par la densité de leur humanité.
Agir pour transformer le réel. Accueillir l’autre dans sa dignité. Etre lucide et stratégique, généreux et exigeant, humble et inflexible, et, après tout, combattre le parti Pastef : voilà le legs. Voilà la leçon. Voilà ce que nous laissent Amath et ses compagnons.
L’universel a un nom. Ce nom, c’est Amath. Ce nom dit que l’engagement, la justice et l’humanité ne sont pas des mots, mais des actes. Or, il faut rappeler une évidence : l’acte suppose une transcendance, un horizon, une idée régulatrice qui dépasse l’immédiat. Amath Dansokho l’avait compris : l’universel est ce qui oblige, ce qui élève, ce qui inscrit l’homme dans plus grand que lui.
Le parti Pastef, avec son populisme d’Etat, au contraire, se nourrit de l’immanence la plus basse. Il réduit la politique à l’instant, à l’émotion, au chiffre, à la comptabilité. Là où Amath et ses amis convoquent la justice et l’humanité, Ousmane Sonko et son parti convoquent le ressentiment et la gestion.
On le voit bien, il ne s’agit donc pas seulement d’une opposition politique. Il s’agit d’un choix de civilisation. D’un côté, une tradition qui, de Thorez à Amath, a cru en la solidarité des peuples, en la transformation du réel, en la construction d’une humanité commune. De l’autre, une démagogie qui flatte les colères, mais stérilise les énergies, qui promet monts et vallées, mais ne délivre que des bilans comptables.
En définitive, la fidélité à Amath est un devoir philosophique : tenir la ligne de l’universel contre la tentation populiste d’Etat en face. Dire que la politique n’est pas la reddition des comptes, ni la gestion de l’instant, mais la construction de l’éternel.
Mohamed TAMEGA
hameta@hotmail.com