Effacer la Justice, c’est effacer le Sénégal

Au Sénégal, des menaces explicites contre la Justice sont proférées au sommet de l’Etat. «Le parti Pastef va effacer la Justice», annonce le président de l’Assemblée nationale. «Effacer les chroniqueurs», promet le Premier ministre, suivi d’arrestations de voix indépendantes. Cette dérive n’est pas une simple polémique : elle trahit un basculement dangereux, où l’Etat risque de s’effacer derrière la loi du plus fort et la banalisation du chaos. La frontière entre civilisation et jungle, entre démocratie et tyrannie, c’est la Justice, et aujourd’hui, elle vacille. Il est urgent de rappeler ce qui se joue : la survie même de la République.
Ce qui se joue au Sénégal aujourd’hui n’est plus seulement une bataille politique, mais une bataille existentielle pour l’Etat. Quand le président de l’Assemblée nationale promet que le régime Pastef «va effacer la Justice», il ne mesure pas la gravité de ses mots. Lorsqu’un Premier ministre annonce vouloir «effacer les chroniqueurs» et semble mettre ces menaces à exécution avec l’arrestation de voix discordantes comme Abdou Nguer, Moustapha Diakhaté, Bachir Fofana ou Badara Gadiaga, il ne s’agit plus d’opinions à combattre : il s’agit d’un projet de société inquiétant où la dissonance est criminalisée et où la violence institutionnelle se banalise. Voilà le danger, immense : que la légèreté devienne règle d’Etat et que la bêtise autoritaire ose parler au nom du Peuple.
Car la Justice n’est pas un luxe, ni une décoration. Elle n’est pas une variable d’ajustement dans les bras de fer politiciens.
Elle est ce qui protège le faible du fort, le pauvre du puissant, l’opposant du gouvernement, l’anonyme de la toute-puissance des institutions. Elle est ce qui fait que le président de la République peut exercer son pouvoir sans sombrer dans l’arbitraire : parce qu’il est lui-même investi par le respect de règles plus grandes que lui. Elle est ce qui fait que le militaire, armé jusqu’aux dents, accepte de plier devant le civil désarmé : non pas parce que le civil est plus fort, mais parce que le drapeau sous lequel tous se mettent rend hommage à une loi qui les transcende. Effacer la Justice, c’est briser ce pacte invisible, ce fragile contrat grâce auquel les militaires obéissent aux autorités civiles, grâce auquel l’autorité ne vire pas en tyrannie. Ce serait arracher le cœur même de l’Etat.
Quand ceux qui portent l’autorité suprême de la Nation se permettent d’annoncer, comme dans une fanfaronnade de rue, qu’ils vont «effacer la Justice», nous ne sommes pas face à de simples paroles malheureuses. Nous sommes devant un projet de saccage. La République ne s’efface pas par les fusils, elle s’efface d’abord par le verbe, et voilà qu’ils l’ont dit. Ils l’ont annoncé. Effacer la Justice, c’est un oxymore sanglant, car c’est la Justice qui fonde la possibilité même du pouvoir qu’ils exercent aujourd’hui. Sans Justice, le pouvoir n’est que banditisme, que confiscation temporaire d’institutions vidées de leur substance.
Voilà le vrai drame : avoir confié des responsabilités cardinales à ceux qu’on appelait hier les agitateurs de rue, les prêcheurs de haine, les clowns du vacarme. Aujourd’hui, assis aux premières institutions, ils continuent d’agir comme s’ils étaient encore dans les caniveaux de l’agit-prop. Mais l’histoire est impitoyable : mettre la «fripouille» aux responsabilités, c’est livrer la Nation au chaos. Un chaos institutionnel où le président du Parlement insulte l’institution qu’il incarne, un chaos social où le Premier ministre menace les journalistes qu’il est censé protéger, un chaos politique où la Justice elle-même devient une cible à effacer.
Le Sénégal a survécu à tant d’épreuves parce qu’il a su préserver un minimum de respect pour ses institutions. Le jour où cette digue cèdera, le jour où la Justice sera réellement effacée, ce pays cessera d’être une République et deviendra une jungle. Car entre la jungle et l’Etat, il n’y a qu’une frontière : la Justice.
Mamadou Lamine GUEYE
République des Valeurs