Face aux injonctions irréalistes qui exigent des jeunes nations africaines qu’elles contraignent les grandes puissances sans en avoir les moyens, Chérif Salif Sy propose une lecture lucide et stratégique de la notion de puissance. Dans cette tribune, il appelle à une mobilisation des marges de manœuvre disponibles, à une reconstruction patiente des leviers souverains et à une réinvention africaine de la puissance, non pas pour imiter, mais pour transformer.
La notion de puissance est omniprésente dans les discours politiques, économiques et géopolitiques. Pourtant, elle demeure souvent floue, voire galvaudée. Pour en saisir la portée, il faut en explorer les dimensions multiples, à la fois concrètes et symboliques. La puissance désigne avant tout la capacité d’un acteur (qu’il s’agisse d’un Etat, d’une organisation ou d’une idée) à imposer ses choix, influencer les comportements d’autrui et résister aux contraintes extérieures. Elle ne se limite pas à la force brute : elle s’incarne dans des formes variées, parfois invisibles, mais redoutablement efficaces.
Traditionnellement, les analystes distinguent plusieurs types de puissance. Le «hard power» repose sur la contrainte, notamment militaire ou économique. Le «soft power», lui, s’appuie sur l’attraction : rayonnement culturel, diplomatie, image internationale. Le «smart power» combine intelligemment les deux, en adaptant les leviers selon les contextes. Enfin, la puissance structurelle désigne la capacité à façonner les règles du jeu mondial, comme le font les institutions financières internationales ou les grandes puissances normatives.
Le politologue Serge Sur propose une définition opératoire : la puissance est la capacité de faire, faire faire, refuser de faire et empêcher de faire. Autrement dit, elle permet d’agir, d’influencer, de préserver son autonomie et de bloquer les initiatives adverses. Cette grille de lecture éclaire les dynamiques de domination, mais aussi les stratégies d’émancipation.
Les attributs classiques de la puissance incluent le poids démographique, les ressources naturelles, la force militaire, la capacité économique, le rayonnement culturel et l’influence diplomatique. Mais ces critères ne suffisent plus à eux seuls. A l’ère des récits, des imaginaires et des réseaux, la puissance narrative devient centrale : celui qui définit les mots, les cadres et les horizons impose sa vision du monde.
Dans le contexte africain, la question de la puissance est indissociable de celle de la souveraineté. Repenser la puissance, c’est interroger les dépendances, reconquérir les leviers économiques, affirmer une diplomatie autonome et mobiliser les citoyens autour de projets porteurs de sens. C’est aussi reprendre la maîtrise des récits, des savoirs et des symboles.
La puissance ne doit pas être confondue avec la domination. Elle peut être mobilisatrice, émancipatrice, créatrice de justice. Elle est, en somme, un outil stratégique au service d’une vision. Et c’est précisément dans cette articulation entre lucidité, volonté et mobilisation que se joue l’avenir des nations.
Toute initiative souveraine s’articule autour d’une étape fondamentale : l’identification, la préservation et la mise en œuvre des marges de manœuvre disponibles. Même lorsqu’elles sont modestes ou précaires, celles-ci constituent les fondations sur lesquelles une puissance émergente peut s’édifier. L’exploitation de ces dynamiques, qu’il s’agisse des négociations diplomatiques, des alliances stratégiques, de la construction narrative ou des orientations économiques, est un moyen pour les nations africaines de progressivement rééquilibrer les dynamiques de pouvoir, de restaurer leur autonomie et de définir leur propre trajectoire.
Cependant, le discours public tend fréquemment à s’orienter vers une exigence déconnectée des réalités. En effet, il s’agit d’une exigence qui consiste à contraindre les grandes puissances sans disposer des leviers d’influence nécessaires. Cette aspiration, bien que légitime, repose sur une méprise stratégique. Elle méconnaît les préceptes essentiels de la puissance, qui ne résulte ni d’une volonté isolée, ni d’une posture morale, mais d’une élaboration méthodique et inlassable.
La puissance, dans sa conception la plus opérationnelle, se définit comme la capacité d’un acteur à agir, à faire agir autrui, à empêcher une action ou à refuser d’agir. Elle requiert des ressources tangibles : économiques, militaires, technologiques, diplomatiques et culturelles. Elle s’appuie sur des institutions robustes, une vision stratégique claire, et une aptitude à mobiliser et à maintenir l’effort sur le long terme. Elle ne s’improvise pas, elle se construit, avec discernement, rigueur et résilience.
Les jeunes nations africaines évoluent dans un environnement caractérisé par des dépendances historiques, des asymétries structurelles et des vulnérabilités internes. Leur histoire récente est marquée par des souverainetés entravées, des options réduites et des récits imposés. Leur présent est celui d’une quête de réappropriation : des ressources, des connaissances, des imaginaires collectifs et des centres de décision.
Dans ce contexte, leur demander de s’opposer frontalement aux puissances établies équivaut à leur imposer une tâche irréalisable. C’est comparable que d’exiger d’un jeune athlète qu’il batte un champion olympique sans préparation, sans équipement et sans soutien. Une telle injonction est non seulement inéquitable, mais également contre-productive. Elle détourne l’attention des véritables priorités : la consolidation interne, la mobilisation des énergies et l’édification d’une puissance intrinsèque.
Pour mémoire, la Chine reste le seul exemple moderne d’un pays ayant reconquis une autonomie stratégique complète après une période de domination occidentale aussi profonde. Cette trajectoire interroge sur les conditions de reproduction d’une telle expérience par d’autres nations du Sud global.
L’objectif primordial n’est pas de défier les puissances actuelles, mais de se doter de moyens de le faire à l’avenir. Cela commence par une stratégie de valorisation des ressources disponibles, par une réappropriation des narratifs et par une refondation institutionnelle. L’Afrique n’a pas à imiter les modèles dominants. Elle n’a pas à se conformer à des standards externes. Elle doit redéfinir ses propres critères, développer ses outils et progresser à son propre rythme.
Cela implique de rompre avec le mimétisme, de rejeter les comparaisons stériles et de se concentrer sur les atouts mobilisables ici et maintenant : la jeunesse, l’innovation, les solidarités, les richesses naturelles et les savoirs ancestraux. La puissance africaine ne sera pas une réplique. Elle sera une création originale. Elle ne naîtra pas d’un élan ponctuel, mais d’un travail de fond. Elle ne s’imposera pas par la contrainte, mais par la cohérence, la légitimité et la vision. Elle ne cherchera pas à contraindre pour exister, mais à exister pour transformer.
C’est à cette condition que l’Afrique pourra, à terme, non seulement interagir avec les puissances, mais aussi redéfinir les paradigmes mêmes de la puissance. Non pas seulement résister, mais proposer des alternatives. Non pas seulement dénoncer, mais construire un avenir.
Et cela commence par une lucidité politique : refuser l’injonction à l’impossible, pour mieux embrasser l’impossible à bâtir.
Chérif Salif SY