GUEST ÉDITO – Les régimes de la laïcité

Le texte ci-dessous, de notre compatriote le professeur émérite des universités au Québec, M. Khadiyatoulah Fall, a été publié dans le journal québécois ledevoir.com et dans d’autres quotidiens. Il a été fortement commenté et a retenu notre attention. Nous avons jugé que la réflexion qui y est menée sur la laïcité pourrait intéresser nos lecteurs. Il faut souligner que le professeur Fall avait donné un point de vue beaucoup apprécié lors des polémiques sur le port du voile musulman à l’Ecole Sainte Jeanne d’Arc. La publication ici de ce texte n’est pas une simple transposition d’un débat étranger : elle ouvre un dialogue utile. Car elle rappelle que la question de la visibilité religieuse ne se pose jamais de la même manière selon les histoires et les contextes. Là où le Québec, marqué par une sécularisation rigoureuse, cherche à encadrer la présence religieuse dans l’espace public, le Sénégal a bâti un modèle singulier où la laïcité cohabite harmonieusement avec une forte visibilité de l’islam. Mettre en regard ces expériences, c’est reconnaître qu’il n’existe pas une seule manière de vivre la laïcité, mais plusieurs, chacune adaptée à son histoire. Cette comparaison ne vise pas à opposer, mais à enrichir la réflexion : elle nous aide à mieux saisir nos propres acquis, à voir comment d’autres sociétés gèrent leurs tensions, et à réaffirmer l’importance d’un vivre-ensemble fondé à la fois sur le respect des croyances et sur la paix sociale.
«Le débat sur l’interdiction des prières publiques au Québec ne relève pas d’une simple gestion administrative. Il met en lumière un dilemme fondateur : comment une société qui s’est libérée de l’emprise cléricale au nom de la laïcité peut-elle aujourd’hui accueillir la visibilité religieuse de minorités issues de l’immigration ? La controverse autour des prières dans les rues et les parcs agit comme un analyseur : elle révèle les tensions entre mémoire de la sécularisation, liberté de croyance et pluralisme démocratique.
La laïcité québécoise n’est pas une abstraction juridique : elle s’enracine dans une histoire, celle d’une déconfessionnalisation progressive qui a permis l’émancipation collective face à l’autorité de l’Eglise. Cet héritage explique que toute manifestation religieuse visible soit souvent perçue comme une régression. Or, la sociologie des religions rappelle que la sécularisation n’efface pas le religieux : elle le transforme et le pluralise. La prière publique ne signe donc pas le retour d’un cléricalisme, mais l’émergence de nouvelles formes d’expression spirituelle dans l’espace commun.
C’est ici que surgit l’argument central du «trouble à l’ordre public». Juridiquement, cette notion désigne la sécurité, la tranquillité et la salubrité publiques : circulation fluide, absence de nuisances excessives, protection des biens et des personnes. Sous cet angle, une prière silencieuse dans un parc ne trouble pas l’ordre public ; un rassemblement massif bloquant une artère peut en revanche être légitimement encadré.
Mais dans le débat québécois, l’expression «ordre public» tend à s’élargir vers un registre symbolique : on considère que la seule visibilité religieuse constitue en soi un trouble. Ce glissement est problématique, car il repose moins sur des faits mesurables que sur des perceptions collectives, souvent marquées par l’inquiétude devant l’altérité.
L’évaluation doit donc s’appuyer sur des critères objectifs : ampleur et fréquence des rassemblements, lieux choisis, effets concrets sur la cohabitation des usages. Aller au-delà de ces critères revient à instrumentaliser la laïcité comme outil d’exclusion. La disproportion devient manifeste lorsqu’on tolère les processions ou les symboles hérités du catholicisme majoritaire tout en stigmatisant les prières musulmanes. C’est ici que l’on retrouve ce que Laclau et Mouffe appellent un «signifiant flottant» : la prière publique concentre des angoisses sociales qui dépassent sa réalité matérielle, en cristallisant des débats sur l’immigration, l’islam et l’identité nationale.
La réponse à cette tension n’est pas dans une interdiction stricte, mais dans une réglementation proportionnée. Inspirée par les travaux de Charles Taylor sur la laïcité d’inclusion, et par les modèles d’interculturalisme et de multiculturalisme, une telle réglementation reposerait sur trois principes. D’abord, préserver la neutralité de l’Etat : aucune institution publique ne doit organiser ou imposer de prières. Ensuite, garantir la liberté de conscience et de pratique dans l’espace commun tant que les conditions matérielles de la paix civile sont respectées. Enfin, recourir à des adaptations contextuelles : lieux adaptés, horaires encadrés, dialogue avec les communautés concernées.
Cette approche évite la double impasse de la permissivité totale et de l’interdiction générale. Elle permet de maintenir la cohérence du vivre-ensemble en reconnaissant que l’espace public n’est pas un espace aseptisé, mais un lieu de cohabitation. Elle affirme que la laïcité n’a de sens que si elle protège à la fois l’Etat contre l’emprise d’une confession et les citoyens contre l’invisibilisation de leurs croyances.
Au fond, la question des prières publiques oblige le Québec à choisir entre deux conceptions de la laïcité : une laïcité de mise à distance, qui tend à exclure les pratiques minoritaires, ou une laïcité inclusive, qui conjugue neutralité et reconnaissance. La première risque de transformer l’ordre public en instrument idéologique au service d’une majorité inquiète de sa propre identité. La seconde fait de la laïcité un cadre de pluralisme réfléchi, où la coexistence se construit non par l’effacement des différences, mais par leur encadrement équitable.
En ce sens, les prières publiques ne sont pas un danger à éradiquer, mais une épreuve de maturité démocratique. Elles obligent la société québécoise à inventer un équilibre nouveau, fidèle à son héritage de sécularisation, mais ouvert à sa réalité de diversité. La voie d’avenir n’est ni l’interdiction stricte, ni la permissivité totale, mais un encadrement proportionné, dialogique et équitable. C’est seulement à ce prix que la laïcité pourra demeurer ce qu’elle prétend être : un principe de liberté et d’égalité, et non un instrument de stigmatisation.»
Khadiyatoulah FALL
Professeur émérite de l’Université du Québec à Chicoutimi, membre honoraire de la Chaire Cerii et membre émérite du Celat