Lettre ouverte adressée au Procureur général près du Tribunal de grande instance de Tivaouane

Monsieur,
En ma qualité de citoyen domicilié à Tivaouane dont une nièce a été victime de violences conjugales, coups et blessures volontaires, imputées à son mari, je me permets de vous livrer mes impressions quand j’ai appris la décision de Justice rendue ce mercredi 24 septembre 2025, qui a libéré le mari agresseur avec une amende de 20 000 francss, parce que, semble-t-il, la victime, qui avait été gravement blessée au visage, en témoignent les vidéos et photos versées au dossier, et qui détenait un certificat médical, avait introduit une lettre de désistement après la plainte déposée juste après son agression.
Je suppose que vous êtes l’autorité à qui je dois m’adresser : vous êtes, je pense, un acteur central du système judiciaire sénégalais, chargé de la poursuite des infractions pénales et de la protection de l’intérêt public ; vous veillez, aussi, à l’application de la loi, tout en jouant un rôle crucial dans l’instruction des affaires criminelles et délictuelles. Et, il vous arrive souvent de vous autosaisir, c’est-à-dire d’initier une action publique, de prendre en charge une affaire pénale sans qu’une partie (victime, police) n’ait déposé une plainte ou fait un signalement formel. C’est ce que j’ai compris en parcourant le Code de procédure pénale en son article 32, loi n°85-25 du 27 février 1985) et, surtout, l’excellent ouvrage de votre collègue M. Youssoupha Diallo, intitulé Le Procureur de la République : La pratique du Parquet (2018), préfacé par le doyen Cheikh Ahmed Tidiane Coulibaly, Procureur général près la Cour suprême à l’époque.
Votre collègue, dans un style dépouillé, avec d’intéressantes références législatives, réglementaires, doctrinales et jurisprudentielles, rappelle le rôle, les missions, attributions, devoirs et obligations des magistrats du Ministère public. Je retiens également de son livre, la dimension humaniste de la Justice, puisqu’il écrit : «Le respect dû à la Justice, le caractère austère et solitaire souvent prêté aux locaux du Palais, aux travailleurs de la Justice en général et aux magistrats en particulier, ne doivent pas déshumaniser ce service public dont la matière première est l’Homme. La formation des chefs de juridiction et autres personnels judiciaires au management des juridictions s’inscrit dans cette dynamique.»
Les faits graves dont je vous rapporte, qui mériteraient, je pense, à mon humble avis, une «auto-saisine», se sont passés durant la nuit du samedi 13 au dimanche 14 septembre 2025 : suite à une banale dispute, le sieur Khadim Ndiaye, domicilié à Ndiagne, un village non loin de Tivaouane, s’était brutalement attaqué à son épouse, ma nièce Adji Nar Mbengue, qu’il a rouée de coups avant de la blesser, parce que cette dernière avait refusé de baisser le son de la musique qu’elle écoutait avec ses trois (3) enfants dans sa chambre. Suite à cette agression du mari récidiviste : en tant qu’oncle de la victime, l’ayant donnée en mariage au sieur Ndiaye depuis plus de dix (10) ans, je peux en témoigner, car plusieurs fois ma nièce s’était plainte du comportement violent de son mari, des insultes et humiliations de toutes sortes qu’elle subissait, surtout quand ce dernier avait pris une deuxième épouse, il y a de cela 6 mois. Plusieurs fois, accompagné de ma sœur, on s’est rendus au domicile conjugal suite à des plaintes et querelles entre les deux époux, pour des conseils et rappels à l’ordre devant le mari et des responsables de la belle famille.
Gravement blessée et transportée d’urgence à l’hôpital, où elle est arrivée inconsciente, par sa belle-famille qui avait voulu cacher au médecin soignant les causes de sa blessure, prétextant qu’elle s’est blessée seule, c’est seulement à son réveil que la victime a utilisé le téléphone du médecin soignant pour appeler sa tante, qui s’est déplacée sur les lieux pour assister notre nièce qui était sous le choc et traumatisée par la violence excessive que rien ne justifiait. C’est ainsi qu’elle a déposé plainte à la Police de Tivaouane, avec en appui un certificat médical et des vidéos et photos. Entendue pour la première fois par le Commissaire de police lui-même, devant qui elle a confirmé l’objet de la plainte, les coups et blessures portés par son mari, le dossier a été confié à un enquêteur de la police qui l’a entendue également, devant qui aussi elle a réitéré les faits de violence portés sur sa personne. Je dois avouer que dès que la plainte a été déposée, on a informé des associations de défense des droits des femmes ou des victimes de violences conjugales dont la Raddho et l’Association des juristes sénégalaises (Ajs), parce que la victime, traumatisée, avait besoin d’assistance psychosociale et juridique. Ces dernières nous avaient fortement recommandé, d’ailleurs, de déposer une plainte au niveau du Tribunal auprès du procureur. Seulement, à la police, on nous avait rassurés sur la suite de la plainte déposée par ma nièce, victime d’agression au sein du couple.
C’est le mercredi 17 septembre à 16h que finalement ma nièce et son «bourreau d’époux» ont été entendus, dans le bureau de l’enquêteur de police. Et à la sortie de cette rencontre, le mari a été arrêté et mis au violon. Ce que son épouse, qui avait pourtant porté plainte, avait très mal supporté : elle m’a avoué que son mari avait beaucoup pleuré devant l’enquêteur. Le lendemain, la victime avait rendez-vous à l’hôpital, mais au lieu de s’y rendre pour les besoins d’un scanner que le médecin lui avait fortement recommandé, elle a préféré se rendre auprès de son mari qui a passé la nuit au violon ; même nuitamment, elle m’a avoué s’être rendue à la police pour prendre des nouvelles de son mari. Notre surprise fut grande lorsqu’arrivés à la police, le jeudi matin, pour prendre de ses nouvelles, le chef de poste nous a fait comprendre que la victime a déposé une lettre de désistement. Naturellement, pris de court, j’ai voulu comprendre comment tout cela s’est passé. Quand est-ce que la lettre avait été écrite et déposée ? Que la victime est sous emprise ; qu’il y a une interconnexion entre violence conjugale et emprise, car cette dépendance psychologique et socio-affective explique le fait que beaucoup de femmes restent auprès de conjoints violents ; que sa belle-famille, présente à la police depuis l’arrestation du mari agresseur, lui met la pression ; qu’on n’aurait jamais dû laisser la victime s’approcher de son agresseur de mari dans les locaux de la police, où on est censé accueillir, protéger, accompagner les victimes dans ces moments difficiles, surtout celles victimes de violences conjugales ; plus la violence est présente depuis longtemps, plus la femme victime a perdu sa liberté d’agir et de penser ; que le choc émotionnel subi, le syndrome post-traumatique, la culpabilisation de la victime aggravent le traumatisme et accentuent les sentiments d’isolement, d’impuissance et d’insécurité. Mais, le seul argument qu’on m’avait opposé, c’est que la victime est majeure et consciente ; qu’elle est libre de retirer la plainte. Mes propos sont ainsi tombés dans l’oreille d’un sourd car non seulement je n’ai pas été compris, mais on m’a accusé de créer du boucan et de manquer de respect au chef de poste. Ce que j’ai voulu contester devant l’inspecteur chargé de l’enquête qui m’a convoqué et m’a remonté les bretelles devant le chef de poste qu’il considère comme son doyen, sans me laisser la possibilité de contester cette accusation. Je n’ai pas pu lui dire que moi aussi, je suis un doyen, fonctionnaire de la hiérarchie A1 de classe exceptionnelle en service depuis 23 ans ; que je connais bien le travail et l’importance de la police pour avoir à manquer de respect à un agent de police qui doit faire preuve d’honnêteté, d’éthique et de responsabilité, comme tout agent de l’Etat dans l’exercice de ses fonctions, tout en respectant les lois et les droits des citoyens ; que je ne doute guère du professionnalisme et de la rigueur par lesquels des agents assermentés de la police judiciaire mènent leur enquête, mais je dis souvent à mes collègues, pour paraphraser Mamadou Bamba Tall, que «les diplômes universitaires, comme professionnels, devraient, comme des médicaments, porter une date de péremption, car la science n’est pas un acquis figé : elle s’use, se transforme et exige d’être continuellement réapprise». (Pensée 20, extrait de Ombres et Lumières des mots qui dansent autour de nos apparences, 2025).
Je me demande aussi, si dans les locaux de la police et de la gendarmerie, il y a un dispositif pour accueillir, accompagner et protéger les femmes victimes de violences au sein du couple ; si des agents sont formés dans ce sens. A défaut d’une formation, il faudrait au moins un guide qu’on mettrait à la disposition des enquêteurs qui recommandent, par exemple, de commencer par saluer le courage dont la victime a fait preuve pour en parler et qu’elle a eu raison de le faire ; de déculpabiliser la victime en lui disant qu’aucune attitude de sa part ne justifie les violences subies et que l’agresseur est le seul responsable ; il est important surtout que la victime soit crue et soutenue durant l’entretien, sans avoir à juger ses choix et ses comportements. Bref, il y a du chantier à ce niveau pour les nouvelles autorités dont le nouveau ministre de l’Intérieur, l’avocat maître Mouhamadou Bamba Cissé.
Je continue de penser que l’état d’esprit de la victime, bouleversée et en état de choc, la culpabilisation, une manipulation perverse qui consiste à inverser la faute et la reporter sur la victime, les facilités qui lui ont permis de s’approcher de son bourreau dans les locaux de la police, la pression de la belle famille ont sans aucun doute pesé sur la lettre de désistement versée dans le dossier. Naturellement, je me suis posé des questions sur la légitimité de la décision qui a libéré le «bourreau d’époux» qu’est le sieur Khadim Ndiaye, qui a gravement blessé son épouse et qui s’en sort avec une amende. Je dis bien légitimité : car je ne saurais contester la légalité de la décision de Justice rendue non pas à partir de faits qui sont têtus, car il y a bien violences, coups et blessures, appuyées par un certificat médical, imputées à son mari, comme il est mentionné dans la plainte signée par ma nièce, mais sur la base du désistement, du revirement de la victime qui a changé de version devant les juridictions.
Monsieur,
En décidant de vous adresser cette lettre ouverte, je pense, aussi, à toutes ces femmes à qui on ne rend pas justice à cause d’un système patriarcal, du sexisme de ceux qui rendent Justice, qui, sans le dire, pensent que les femmes ont toujours tort : elles doivent obéir si elles ne veulent pas subir les conséquences de leur désobéissance ou écart de langage. C’est d’ailleurs la remarque désobligeante, pleine de stéréotypes, qu’un agent de police a servie à la tante de la victime lorsqu’elles se sont présentées pour la première fois dans les locaux de la Police de Tivaouane pour déposer plainte.
Je pense à toutes ces victimes de violences au sein du couple à qui on n’a jamais rendu Justice parce que des guides religieux et parents complices ont négocié et pardonné à leur place, ou à qui on demande de pardonner pour sauver leur mariage ou ne pas ternir leur image ou la réputation de leurs enfants. Je disais, d’ailleurs, à ma nièce : tu tiens à ton mariage, tu ne veux pas envoyer ton mari en prison, mais, lui, il allait t’envoyer dans une tombe.
Je pense, aussi, à toutes ces femmes, victimes de violences économiques (il s’agit de celles faites aux femmes désignant des comportements de contrôle financier et de spoliation des ressources, d’usurpation d’identité, du contrôle des dépenses et de création de dettes…) à qui on impose le silence.
Monsieur,
Vous devez davantage penser à protéger les femmes, en sanctionnant pour l’exemple : trop de responsabilités familiales pèsent sur les frêles épaules de femmes stoïques, qui s’imposent un silence. Un silence que doivent respecter ces dernières, surtout celles martyrisées, victimes de violences conjugales, pour préserver leur ménage, dans la douleur ; «Le silence de toutes les épouses bafouées dans leur dignité par les frasques et les écarts du Sabador. Ce silence qui les ronge jusqu’à l’os, les fait vaciller à tout bout de champ. Ce silence si ardu à remonter. Le silence torture. Le silence misère. Le silence servitude.» (Benga, 2000, p.378.)
Pourtant, le Président Bassirou Diomaye Faye, le 22 septembre devant l’Assemblée générale des Nations unies, appelait à «préparer un futur plus juste, égalitaire et harmonieux», et affirmait que «rien ne peut justifier qu’une femme soit violentée ou marginalisée». Mais les paroles, aussi fortes soient-elles, ne doivent pas rester de simples performances. Elles doivent être suivies d’actions concrètes et mesurables. Malheureusement, nous sommes dans un pays, où Changer tout. Vite dit, mais pas vite fait… ce slogan pourrait s’appliquer à beaucoup de projets au Sénégal. Il arrive que nous soyons tous d’accord sur ce qu’il faudrait changer sans que les choses n’évoluent pour autant.
Aussi, sous nos cieux, il faut noter le hiatus entre le discours et les comportements dans nos rapports avec le travail ; la décision volontaire de certains agents de l’Etat de violer impunément leur serment ou de ne pas faire face à leurs responsabilités. Certains comportements, en violation flagrante souvent de l’éthique et de la déontologie professionnelles, justifient, sans aucun doute, les critiques, les attaques contre les institutions, la colère de nombreux usagers des services publics.
Bira SALL
Oncle de la femme victime de violences conjugales
sallbira@yahoo.fr