Les images impressionnantes des inondations qui frappent tous les ans la ville sainte de Touba et qui impactent durement les populations, font régulièrement la une des médias et réseaux sociaux. Suscitant dans l’opinion publique l’émoi et des débats passionnés sur ce phénomène désormais récurrent, de même que les différentes responsabilités à la base.
Mais force est de constater que, dans la clameur des nombreuses réactions d’indignation et de détresse, dans le tumulte des reportages tous azimuts, des vues bluffantes et plongeantes de drones sur l’ampleur du sinistre, des chroniques de choc, micros-trottoirs poignants et autres sorties citoyennes offusquées (quoique quelques fois politisées), il nous a semblé, jusqu’ici, assez difficile de distinguer le bon grain des analyses dûment argumentées de l’ivraie des commentaires libres et superficiels. D’avoir une vision synoptique et éclairée de la problématique. Notamment sur ses véritables causes, ses dynamiques profondes, ses perspectives de solutions structurelles (dans les moyen et long termes), les coûts, obstacles, défis et enjeux de celles-ci, etc.
Pour tenter de dépasser ce «débat émotionnel» (dont nos compatriotes ont le secret) qui n’aboutit, en général, à rien de concret, jusqu’au prochain hivernage (sempiternels «serpents de mer» médiatiques qui reviennent indéfiniment en boucle, sans solution), nous avons pensé d’un certain intérêt de faire recours à l’expertise des «sachants» (ingénieurs, polytechniciens, acteurs étatiques et communautaires, etc.) qui s’activent sur la problématique. De mieux comprendre les causes profondes (naturelles et humaines) du phénomène, d’analyser et de confronter ensuite les différentes perspectives de solutions envisagées, d’en évaluer les contraintes et enjeux (financiers, urbains, de gouvernance, etc.), dans le but de dégager, avec un certain recul, une approche à la fois plus technique et plus accessible au commun, de la problématique lancinante des inondations à Touba. A travers l’exploitation des données, documents (notamment le rapport de synthèse du séminaire de «Junnatun») et autres supports (émissions médiatiques, reportages, interviews, cartes, etc.) fournis par les experts et autres acteurs, nous avons tenté de mener notre propre analyse de la question, en confrontant quelques fois, au besoin, les données recueillies avec d’autres éléments de perspective que nous avons jugés pertinents.
Pour ce faire, nous aurons besoin de rappeler, au préalable, certains éléments de contexte importants, notamment les initiatives communautaires et internes, du reste, assez peu connues, en rapport avec cette problématique, à même de nous aider à mieux camper le débat et à y voir un peu plus clair.

Contexte et engagement de la communauté mouride
Vu la spécificité de la ville de Touba et de son mode de gouvernance local particulier, l’on ne saurait prétendre aborder une problématique aussi importante sans étudier d’abord l’implication et le rôle joué par la communauté locale, notamment le Khalife général des Mourides, dans les tentatives de résolution de ladite problématique. En effet, dans le cas d’espèce, le leadership du guide des Mourides n’a pas manqué, une fois de plus, de s’illustrer dans l’assistance et la prise en charge des populations impactées, mais également (et cela, beaucoup d’observateurs ne semblent pas en être assez informés) de s’impliquer dans la réflexion et l’élaboration de solutions structurelles, à long terme, à ce phénomène. En collaboration avec l’autorité étatique dont la mission régalienne, comme le veut la nature du lien historique «Etat-Touba» («Partenariat Public-Communauté» (Ppc)), intègre la collaboration active avec le Khalife et les organisations communautaires locales pour la résolution des problèmes de la ville sainte.
Ainsi, face à la situation critique créée chez les populations de Touba par les inondations massives et récurrentes de ces dernières années, Serigne Mountakha Mbacké a plusieurs fois exprimé sa compassion, sa solidarité et son assistance aux sinistrés, à travers un dispositif de prise en charge alimentaire, humanitaire, logistique, etc. Pour mieux pérenniser ce dispositif et accroître les synergies, Serigne Mountakha mit en place, en fin 2024, une structure faîtière dénommée «Junnatun Li Man Nazamahu» (Le Bouclier), réunissant la collectivité territoriale et les principales organisations communautaires s’activant dans les problématiques de la ville sainte. A savoir : la mairie de Touba, Touba Ca Kanam (très active sur le terrain), Hizbut Tarqiyyah, etc. Le Khalife fit, en faveur de Junnatun, plusieurs donations (200 millions Cfa, puis 361 millions, etc.), suivies d’autres gestes (imités par d’autres mécènes de la communauté) comme l’achat de motopompes, la mise à disposition de vastes espaces de relogement pour les sinistrés («Keur Wallu»), etc.
En plus de ces gestes et appuis ponctuels, le Khalife des Mourides, conscient que ces derniers, quoique nobles et éminemment utiles, ne sauraient égaler les démarches prospectives pour prévenir durablement les catastrophes à la base, préconisa la mise en place, au sein de Junnatun, d’une structure technique de coordination, chargée de réfléchir sur des solutions pérennes à la problématique des inondations à Touba. C’est ainsi que les «pools expertise» de Touba Ca Kanam, de Touba Xépp (regroupant les meilleurs experts en hydrologie du pays), de Al-Jabha (dahira des ingénieurs mourides) et des autres membres de Junnatun formèrent un «Comité stratégique». Entité pilotée par le porte-parole du Khalife, qui fut chargée, en novembre 2024, d’étudier des solutions structurelles et durables, de même que les différentes options d’assainissement et d’aménagement, qui permettront de régler définitivement, à court, moyen et long termes, les problèmes d’inondations de Touba, à travers «un Plan intégré d’assainissement». Le Khalife, par la voix de son porte-parole, renouvelant son engagement, devant le Comité stratégique, de contribuer personnellement à la concrétisation dudit plan, «serait-ce à travers un financement personnel, allant de 3 à 100 milliards Cfa, s’il le faut !», (selon ses propres mots).
Regroupant plus de 44 experts et ingénieurs mourides, des professeurs d’université et spécialistes internationalement reconnus (les meilleurs du pays), des ateliers et échanges enrichissants, consacrés à la question, furent ainsi organisés par le Comité stratégique de Junnatun, en collaboration et en bonne intelligence avec les différentes directions et services du Ministère de l’hydraulique et de l’assainissement (Mha). Notamment la Dgpre (Direction de la gestion et de la planification des ressources en eau), l’Onas (Office national de l’assainissement du Sénégal), la Dpgi (Direction de la prévention et de la gestion des inondations), la Sones, la Sen’eau, l’Ofor (Office des forages ruraux), l’Olac (Office des lacs et cours d’eau). Une telle synergie, respectant les principes de l’ancrage institutionnel et de non-objection étatique, a notamment permis aux mandataires du Khalife d’harmoniser et de disposer à la fois :
Des données d’entrée du réseau actuel de l’Onas et de ses projets à Touba ; Des données de la pluie centennale, fournies par la Dpgi ; Des études sur la remontée de la nappe superficielle à Touba, commanditées par la Dgpre et menées par le Pr Serigne Faye, Professeur Titulaire des Universités de Classe Exceptionnelle en Hydrogéo-logie et président du Comité scientifique de Touba Xépp ;
Des études inédites sur le réseau hydrographique de Touba, fournies par le Professeur Honoré Dacosta, Maître de Conférence en Hydrologie et chef du Laboratoire d’hydrologie de l’Université de Dakar (Ucad) ;
Les données de terrain fournies par la Commission Etudes et Contrôle de Touba Ca Kanam, dirigée par Alioune Dieng (polytechnicien et ingénieur en génie civil), etc.
Les échanges féconds et de haut niveau entre ce parterre d’experts et de décideurs ont abouti non seulement, pour la première fois, à un consensus fort sur la vision et les approches pour adresser la problématique, mais à l’élaboration d’une stratégie claire et d’un Plan budgétisé, échelonné sur plusieurs années. L’un des enseignements de ce processus nous semble être l’importance de l’implication de plus en plus active, dans la résolution des problématiques de Touba, de l’«expertise mouride» dont le remarquable engagement bénévole («Khidma intellectuelle» ou «service à la communauté») et les sacrifices (centaines d’heures de travail qui auraient été très cher rémunérées ailleurs) n’ont pas été souvent, dans le passé, assez valorisés, à notre avis. Ni dans la communauté mouride ni par l’Etat du Sénégal. Alors que cette expertise constituera, à notre avis, l’une des clefs du succès de tous les futurs grands projets du Mouridisme et, partant, de la ville sainte de Touba.
Quant à l’intervention de l’Etat du Sénégal dans la problématique des inondations à Touba, il conviendra de noter que ses différentes solutions se sont avérées jusqu’ici très localisées, temporaires et, il faut le dire, impuissantes à traiter ladite problématique dans sa globalité. D’où les succès relatifs et éphémères, rapidement suivis d’échecs successifs et retentissants : systèmes de pompage insuffisants au vu de l’ampleur du phénomène ; bassins inadaptés qui cèdent en cascade sous la pression et se déversent sur les champs aux alentours ; lenteurs d’exécution des chantiers ; interventions souvent plus politiques/médiatiques que systémiques ; plans d’urgence souvent tardifs ou insuffisants, etc. La stratégie «pompage-bassins» adoptée par l’Etat a déjà tragiquement montré ses limites, avec une étendue totale desdits bassins (Keur Niang, Ngélémou, Darou Rahmane, Pofdi, Keur Kabb) ne dépassant pas les 100 ha (une gageure au vu de l’étendue de la deuxième ville du pays : 29 000 ha, pour lesquels même un millier de motopompes n’aurait point suffi). Ainsi, malgré les régulières déclarations de principe sur la nécessité de moderniser le réseau d’assainissement de Touba, les fréquents rappels sur les réalisations déjà effectuées dans le cadre du Plan directeur d’assainissement (Pda) dans sa phase 1, ainsi que la volonté de poursuivre les investissements pour boucler les phases 2 et 3, force est de constater que l’Etat du Sénégal, tous régimes confondus, ne semble jusqu’à présent pas avoir trouvé la «bonne formule» pour venir définitivement à bout de ce problème.
Toutefois, certains signaux récents semblent indiquer une prise en compte plus sérieuse de l’implication du leadership et de l’expertise locale dans ce processus, de même qu’une volonté plus affirmée de l’Etat de s’appuyer sur le fort potentiel de mobilisation communautaire à Touba (n’existant nulle part ailleurs) pour des solutions durables. Une approche à saluer et à même d’aider les pouvoirs publics à mieux adapter leur stratégie selon les spécificités socioculturelles, topographiques, hydrologiques, etc., du milieu. A condition, surtout, d’éviter les pièges classiques des considérations «politiciennes» ou populistes, du poids de la pression médiatique ou des démarches unilatérales et pas assez inclusives (mythe de l’Etat jacobin «connaît-tout» et de sa chaîne de décision «top-down») qui ont jusqu’ici abouti en échecs préjudiciables aux citoyens de Touba. Cette nouvelle démarche est ainsi, nous l’espérons, en voie de permettre, pour la première fois, d’avoir une vision holistique et inédite de la problématique des inondations à Touba et, notamment, d’identifier plus clairement les véritables causes de celles-ci.

Causes des inondations à Touba
D’après les différentes études fournies par les experts, les inondations régulières et massives dans la ville sainte de Touba sont dues essentiellement à cinq (5) causes majeures (auxquelles nous avons ajouté d’autres facteurs secondaires) :
1- Les dérèglements climatiques dans le monde, occasionnant de plus en plus d’intenses épisodes pluvieux un peu partout à travers le globe
Ainsi, la reprise des précipitations au Sénégal, depuis le début des années 2000, et les projections météorologiques sur les prochaines décennies, prévoyant une amplification probable de cette tendance, ont considérablement accru le phénomène des inondations au Sénégal et ailleurs dans le monde.
Du Bangladesh à la Nouvelle Orléans, du Sud de la Chine à l’Europe centrale, les dégâts causés par les inondations et dérèglements météorologiques (morts par noyade,
évacuations massives, dégâts économiques, crues de fleuves, glissements de terrain, affaissements d’habitations, destructions d’infrastructures, etc.) sont innombrables.
Cette nouvelle donne mondiale doit ainsi désormais inspirer à tous les pays des solutions structurelles et pérennes, et plus seulement conjoncturelles (comme le déploiement des électropompes) pour mieux la prendre en charge dans le long terme. D’où la nécessité, plus que jamais, de disposer à Touba d’informations sur la pluviographie (intensités des pluies qui déterminent les temps de réponses des bassins) et sur l’hydrométrie (mesure des débits, des volumes et hauteurs d’eau).
2- L’insuffisance et le sous-dimensionnement des infrastructures actuelles de drainage et de stockage des eaux de ruissellement dans la ville de Touba
En effet, Touba ne dispose pas encore à ce jour d’un système public d’assainissement étendu, cohérent et performant. Les portions existantes, réalisées par l’Etat, ne reflètent nullement la dimension de la première ville du Sénégal, en termes de démographie et de superficie, et sont très loin de correspondre à l’ampleur de la problématique. Cette déficience infrastructurelle criarde, due à une absence de politique prospective sérieuse de l’Etat du Sénégal, est l’une des causes majeures de la persistance et de l’aggravation des inondations à Touba.
3- La forte remontée sans précédent de la nappe superficielle de Touba
Selon la modélisation hydrogéologique effectuée sur la ville sainte (surtout autour de la Grande Mosquée, Voir les cartes), cette remontée inédite de la nappe est due, entre autres :
Aux nombreuses fuites du vétuste réseau d’Approvision-nement en eau potable (Aep) de la ville (prouvées par la présence de sels des eaux du Maastrichtien, impactant, en outre, négativement la végétation). Ces fuites, estimées à près de 50%, correspondent à plus de 50 millions de litres d’eau, provenant des forages, perdus par jour à Touba, à travers plus de 800 fuites détectées sur ce réseau ! (pas étonnant, qu’en dépit de ses 43 forages, plusieurs quartiers de Touba souffrent encore d’un manque récurrent d’eau potable) ; L’infiltration des eaux usées domestiques (prouvée par les teneurs élevées de certains constituants biochimiques et surtout bactériologiques) ; L’infiltration des eaux pluviales stagnantes et celles provenant des bassins de rétention.
Cette remontée de la nappe, surtout au centre de la ville sainte et aux alentours de la Mosquée (dont certaines habitations vivent les désagréments quotidiens d’une nappe affleurante), favorise d’autant plus les inondations à Touba qu’elle empêche, par résurgence, l’eau de pluie de s’infiltrer dans le sol déjà saturé.
4- La densification urbaine dans des zones non aedificandi
Les longues périodes de sécheresse (des débuts des années 70 jusqu’aux débuts des années 2000), ayant succédé à la forte pluviométrie des années 50 et asséché beaucoup de lits d’eau, combinées au prodigieux taux de croissance de la population de Touba (entre 12 et 15%, l’un des plus élevés en Afrique) durant ces années (correspondant surtout aux califats de Cheikh A. Ahad et de Serigne Saliou), se traduisirent par le lotissement et l’occupation de zones non aedificandi, antérieurement occupées par ces anciens lits d’eau, voies d’eau et marécages. Le récent retour intensif de la pluviométrie à Touba, ayant revitalisé ces espaces, a rendu ces emplacements impropres à l’habitat. Ce qui signifie que, n’eût été l’occupation de ces zones par les populations durant les dernières décennies, les inondations n’auraient pas eu les conséquences dramatiques et l’ampleur notées à Touba. Pour ainsi dire, le célèbre adage «ndox du bàyyi yoonam» (l’eau retrouve toujours sa voie naturelle) n’a jamais été aussi vrai que de nos jours à Touba.
5- La topographie particulière de la ville, avec une succession importante de points bas, de monticules et de crêtes
Le grand nombre de bassins versants (estimés à 6), qui caractérise le relief naturel de la ville sainte, favorise des transferts de certains points vers d’autres (exutoires), à l’intérieur des quartiers de Touba (Voir les cartes). Un élément d’aggravation à cette configuration naturelle consiste à l’occupation urbaine des lignes d’écoulement entre ces différents points sur lesquelles des obstacles ont ainsi été artificiellement créés. (La situation particulière et centrale de la Mosquée sur l’un de ces bassins versants est ainsi, en plus de la remontée de la nappe, une des explications de l’importance des inondations passagères dans cette zone). D’où la nécessité d’avoir des données pertinentes pour comprendre le fonctionnement hydrologique du bassin versant, par une modélisation pluie-débit, en combinant les facteurs de l’écoulement que sont la topographie, la pédologie, la géologie, les états de surface et les précipitations.
[6]- A ces cinq causes majeures, mises en évidence par les experts, nous pouvons ajouter d’autres facteurs aggravants tels que les comportements problématiques de certains habitants de Touba : canaux d’évacuation bouchés par les déchets et ordures, surélévations («sëkk») artificielles et anarchiques de la rue (avec du sable, des gravats, des déchets plastiques…) aux fins d’empêcher l’eau de pénétrer dans sa maison ; surélévations qui font de ces rues de véritables digues déroutant l’eau vers d’autres points ou habitations plus basses, etc. D’où l’intérêt d’une politique de règlementation plus rigoureuse (par la mairie) des interventions non coordonnées et à caractère individuel des habitants sur le cadre de vie de Touba. La mise en évidence documentée et chiffrée de ces différents causes et facteurs d’aggravation des inondations à Touba (ci-dessus énumérés) a permis aux experts de la communauté mouride, en collaboration avec les services de l’Etat du Sénégal, de proposer une stratégie holistique, articulée autour de solutions intégrées pour adresser chacune d’entre elles Une stratégie globale à même de résoudre définitivement le problème des inondations à Touba…
A suivre
S. A. Aziz MBACKE MAJALIS