Contraintes, enjeux et défis
Une fois les solutions globales aux inondations de Touba, préconisées par les experts, décrites et mieux appréhendées, il nous restera à analyser les contraintes, enjeux et défis auxquels la mise en œuvre de celles-ci pourrait être confrontée. Car, sans la prise en compte et une bonne gestion de ces paramètres, les meilleures solutions et stratégies au monde ne sauraient être implémentées avec succès, et risquent même d’être rangées dans les placards des vœux pieux et renvoyées aux «calendes sénégalaises».
Relativement aux contraintes et défis, nous pensons que les plus importants porteront sur le financement, la gouvernance et le suivi du projet.
Financement
Avec un budget global estimé à 102 223 624 031 F Cfa, les deux phases (d’urgence (8 200 779 015 Cfa) et durable (94 022 845 016 Cfa), auquel pourraient éventuellement s’ajouter d’autres coûts, tel celui du réseau complet de gestion des eaux usées de Touba à réaliser par l’Onas) nécessitent des sources de financement conséquentes dont la totalité devrait, à priori, provenir de l’Etat du Sénégal (à travers le budget national (loi rectificative ou autre mécanisme de financement public), les bailleurs de fonds et partenaires financiers, etc.). En effet, cette prise en charge intégrale du programme d’assainissement de Touba est une obligation régalienne de l’Etat envers la deuxième agglomération du pays.
Toutefois, au vu de la spécificité de Touba et de son histoire, dont une partie des infrastructures a été créée et financée par la communauté mouride elle-même, nous pensons que celle-ci devrait également s’engager dans le plan de financement de ce programme, dans la mesure du possible, sans toujours tout attendre des pouvoirs publics (voir plus loin les modalités de cet engagement). A noter simplement, la coïncidence intéressante de la centaine de milliards à laquelle furent finalement chiffrées les deux phases, et l’engagement préalable du Khalife (avant même toute évaluation du programme) devant le Comité stratégique de Junnatun de concourir au projet, «serait-ce à travers un financement personnel, allant de 3 à 100 milliards Cfa, s’il le faut !».
Gouvernance
Pour mener à bien ce projet, nous pensons également qu’une meilleure synergie dans sa gouvernance sera nécessaire entre l’Etat, le Khalife général des Mourides, l’expertise mouride (notamment le Comité stratégique de Junnatun), les organisations communautaires locales, la collectivité territoriale de Touba (à renforcer et à mieux outiller) et les autres partenaires/acteurs. En effet, une des conditions sine qua non de la réussite du programme d’assainissement de Touba sera la mise sur pied d’un cadre unifié de gestion de la problématique de l’eau, placé sous l’autorité du Khalife général des Mourides et de l’Etat du Sénégal. Ce cadre de direction, de contrôle et de prise de décision efficace et opérationnel sera chargé de guider le projet tout au long de son cycle de vie. Un cadre cohérent et viable, adossé aux réalités sociologiques de la ville sainte et à ses «forces motrices», qui définira clairement les niveaux de responsabilité, les processus de prise de décisions, qui contrôlera les performances et évaluera l’atteinte des objectifs (dans les délais et budgets impartis), optimisera l’utilisation des ressources (humaines, financières, matérielles), gérera les risques, etc. Sortir des sentiers battus des procédures non formelles et non transparentes, en harmonisant les démarches et en privilégiant la concertation avec tous les acteurs (inclusion), constituera ainsi un facteur majeur de réussite du projet.
L’un des défis, et pas des moindres, que devra également relever cet organe, consistera aux classiques velléités de récupérations (internes ou externes), l’immixtion, dans la chaîne de décision, d’acteurs influents privilégiant leurs intérêts particuliers sur l’objectif global, les considérations politiques trop partisanes (pro ou anti-régime), populistes, etc. En effet, un grand nombre de projets structurants et fort utiles pour le Peuple sénégalais ont souvent échoué, dans le passé, du fait des intérêts politiques, financiers, mercantilistes, ou conflits de personnes n’ayant rien à voir avec l’intérêt général initialement visé. Un risque d’autant plus exacerbé dans le contexte particulier de Touba où la gouvernance urbaine pose, quelques fois, de réels problèmes, du fait de certaines lourdeurs socioculturelles locales, d’attributions de rôles et de prérogatives essentielles non fondées sur la compétence, etc. Un plan de communication efficace, clarifiant davantage l’ensemble des tenants et aboutissants du projet, destiné à toutes les couches de la population (acteurs, médias, autorités et membres de la communauté mouride, etc., qui, à l’analyse, sont loin de comprendre ce qu’il en est réellement), serait aussi d’une certaine utilité pour la mobilisation sociale.
Relativement aux défis que le programme d’assainissement de Touba devra relever, nous pensons que le plus important sera la qualité et le niveau d’engagement de ses acteurs, notamment l’Etat du Sénégal et la communauté mouride.
L’Etat du Sénégal
Un engagement plus décisif et plus structuré de l’Etat du Sénégal, dans la durée et à tous les niveaux, est plus que jamais crucial pour la réussite du projet. L’implication personnelle du président de la République, celle de son Premier ministre, du ministère de tutelle et de l’ensemble de ses démembrements, sont capitales. Leur engagement actuel à garantir au plus tard en 2029, un approvisionnement en eau de la cité bénite, en quantité et en qualité, par un transfert à partir du Lac de Guiers, au même titre que la volonté et le sens de l’ouverture jusqu’ici manifestés par l’actuel ministre envers les orientations du Khalife et l’expertise mouride, nous semblent être des éléments assez encourageants. En effet, le ministre de l’Hydraulique et de l’assainissement a récemment rappelé l’option de l’Etat, à Touba, de ne plus choisir, à long terme, «le pompage et les bassins de rétention», mais de privilégier désormais les «solutions fondées sur la nature, de rediriger l’eau vers la vallée du Sine». Cette même approche, envisagée à Kaffrine et à Tambacounda, et qui permettra, en même temps, de revitaliser les vallées fossiles, étant jugée plus «innovante, plus viable dans le temps et moins coûteuse pour l’Etat». Il restera simplement à traduire cette vision et cette volonté en un projet tangible et durable, sans céder outre mesure aux préoccupations politiciennes et secondaires à même d’hypothéquer la réussite de n’importe quel projet dans notre pays.
Il s’agira également, pour nos pouvoirs publics, de ne pas tomber dans le piège de certaines rivalités, de nature «régionalistes» ou même «confessionnelles», plus ou moins imposées, dans notre pays, par certaines postures partisanes. En effet, l’erreur commune envers les questions et débats portant sur Touba est de se contenter uniquement de l’angle de sa dimension de «cité religieuse». Quoique importante et représentant une donne essentielle pour expliquer ses spécificités, il n’en demeure pas moins, et beaucoup ont étrangement tendance à l’oublier dans leurs analyses et postures, que Touba est également une partie du Sénégal, où résident des citoyens et contribuables sénégalais, qui pèsent lourd sur la balance électorale et démocratique du Sénégal, ayant des besoins (en santé, éducation, assainissement, bien-être socio-économique, etc.) que doit satisfaire l’Etat du Sénégal. Un Etat qui ne se prive nullement, est-il besoin de le rappeler, de collecter leurs impôts et autres ressources locales générées par les activités de cette première ville sénégalaise (consommation, évènements religieux, comme le Magal de Touba qui génère, tous les ans, un boom de centaines de milliards pour l’économie nationale, avec un afflux de plus de 6 millions de visiteurs, etc.). Oublier ou faire semblant d’oublier cet état de fait, pourtant trivial, pour des considérations partisanes ou sectaires, est tout simplement inique ou, pis, profondément démagogique.
Objectivement, et en dehors de toute autre considération subjective, les caractéristiques (démographiques, urbaines, spatiales, économiques, socio-culturelles, religieuses, organisationnelles, etc.) de la ville de Touba ne peuvent être assimilées, avec le même degré d’acuité et de prégnance, à celles des autres métropoles de notre pays. Certes, l’on pourrait, sous un certain rapport, en dire de même de toute autre région ou localité, reconnue comme «religieuse» ou non, du pays ; chacune ayant ses atouts, spécificités et désavantages par rapport au reste du Sénégal. C’est cela, serait-on même tenté de dire, la belle diversité de notre pays. Mais quoi que l’on en dise, Touba, c’est Touba. Et aucune pseudo-analyse ou incantation rhétorique ne pourra gommer cette réalité. En ce sens, la meilleure démarche aurait été, nous semble-t-il, de tenter d’analyser sereinement les besoins spécifiques les plus urgents et les plus prioritaires de chaque localité sénégalaise, et de proposer des solutions adaptées aux réalités de ladite localité, pour le bien-être de ses populations. C’est cela, probablement, du moins, nous le pensons, l’esprit des axes-clés de l’«équité territoriale» tels que déclinés dans l’Agenda de transformation systémique Sénégal Vision 2050.
Communauté mouride
Pour ce qui est de la communauté mouride, son principal défi, dans ce projet, sera sa capacité d’organisation et de mobilisation autour de son Khalife, en collaboration avec l’Etat du Sénégal, et son expertise interne. Notre profonde conviction est qu’une communauté qui a su construire par ses propres moyens la mosquée de Diourbel, à la fin de la Première Guerre mondiale, acheminé le chemin de fer Diourbel-Touba (sur une cinquantaine de kilomètres, au début du crash boursier et de la crise des années 30, initiative «indigène» inédite dans une colonie noire), édifié l’une des plus grandes et plus belles mosquées d’Afrique, à Touba, puis à Dakar (pour un coût de 22 milliards F Cfa), construit, sur fonds propres, un complexe éducatif et une université de près de 37 milliards F Cfa, des hôpitaux, des centres de santé et bien d’autres infrastructures majeures, dans des contextes souvent fort difficiles, une telle communauté devrait pouvoir mieux s’organiser, lever des fonds conséquents pour contribuer à la prise en charge financière d’une problématique aussi lancinante et aussi grave que celle des inondations à Touba. Un phénomène qui non seulement impacte négativement la vie de milliers d’habitants de la ville sainte (surtout les couches les plus démunies), mais ternit indirectement l’image de la communauté et de sa capitale. Ainsi, de la même manière que son expertise s’est récemment et remarquablement illustrée pour élaborer, de façon bénévole, un programme complet de gestion des inondations, sur Ndigël du Khalife, toutes les autres composantes du Mouridisme (dahiras, organisations, hommes d’affaires, experts, bonnes volontés, mécènes, diaspora, etc.) devront mieux s’engager auprès de Cheikh Mouhamadou Mountakha pour l’aider à résoudre définitivement cette problématique et à l’inscrire dans les réussites majeures de son magistère.
A titre illustratif, les Mourides ne pourraient-ils pas s’engager, dans un court délai, à financer eux-mêmes les dix (10) premiers milliards du budget prévu pour la Phase d’urgence et impulser, ce faisant, une dynamique que l’Etat sera nécessairement appelé à appuyer et à poursuivre ? Pourquoi, dans cette lancée, pour prendre un autre exemple, ne pas envisager la réhabilitation et l’assainissement de toutes (ou la plupart) les routes principales de la ville sainte, afin de résoudre les graves problèmes de circulation en période d’inondations et de Magal ? Ne pourrons-nous pas, nous les talibés de Cheikhoul Khadim, profiter de cette dynamique pour doter ces routes de buses et de dalots dont l’inexistence font de celles-ci de véritables digues empêchant l’eau de circuler, aggravant ainsi les inondations ? Les disciples mourides ne devraient-ils pas penser à densifier, avec leurs propres moyens et l’assistance de l’Etat, le réseau routier interne de Touba, avec la construction de nouvelles routes dotées d’assainissement sur toutes les grandes artères («Trente») situées à l’intérieur de la Rocade (l’ancien Khalife, Serigne Saliou Mbacké, ayant initié, en son temps, un projet inabouti en ce sens, pour un coût de 11 milliards) ? Les nombreuses entreprises de Btp des Mourides (et celles d’autres citoyens sénégalais de bonne volonté) ne pourraient-elles pas mettre à disposition leurs moyens (engins, carburant, personnel, etc.) pour réaliser elles-mêmes le reprofilage de 10 km vers la vallée du Sine, préconisé dans le programme, etc. ? Ou d’autres types de jaayante, bien connus dans la doctrine mouride, à même de réduire le coût global du programme ? La volonté du Khalife des Mourides s’étant déjà largement illustrée pour tout ce qui touche au développement de la ville sainte, toute initiative sincère et projet de mobilisation, conforme aux orientations du Khalife et à l’encadrement de l’Etat et de l’expertise mouride, ne pourrait que rencontrer son assentiment, ses bénédictions et son support…
Pour ce qui est des enjeux du programme d’assainissement de Touba, ils sont considérables. Le premier sera de doter enfin la première ville du pays, sur le plan démographique, d’un réseau de gestion des inondations et des eaux usées digne de ce nom. En effet, selon les données issues du dernier Recensement général de la population et de l’habitat (Rgph), publiées par l’Agence nationale de la statistique et de la démographie (Ansd), le département de Mbacké (dont Touba est la principale agglomération) est désormais le plus peuplé du pays, avec 1 359 757 habitants, devant Dakar, la capitale, et toutes les autres grandes villes du pays (une nouveauté qui porte désormais le taux d’urbanisation du Sénégal à plus de 50%).
Ces données statistiques démontrent incidemment, à nos yeux, une réalité très simple, qu’il conviendra de plus en plus de se rappeler dans toute future analyse sérieuse sur le sujet. Les habitants de la ville la plus peuplée du Sénégal ne bénéficient pas encore à ce jour d’un réseau d’assainissement convenable, digne du 21e siècle. Alors que, en plus du droit à la santé, «le droit à un environnement sain» constitue un droit constitutionnel, théoriquement garanti à tous les citoyens du Sénégal (cf. article 25-2, qui stipule que «la défense, la préservation et l’amélioration de l’environnement incombent aux pouvoirs publics»).
L’eau : pas une menace, mais une chance pour Touba…
Un autre enjeu, nous paraissant éminemment important et méritant d’être de plus en plus rappelé dans toute réflexion future portant sur la problématique de l’eau à Touba, est l’impératif de ne plus considérer l’eau comme une menace ou une source de problèmes, mais d’en faire désormais une force, une chance et une nouvelle opportunité, aussi bien pour la ville sainte que pour tout le Sénégal. En effet, le système de gestion des inondations et d’assainissement de Touba permettra, une fois matérialisé, de recueillir une grande partie de l’eau de ruissellement dans des dispositifs de stockage adaptés et de très grande capacité (ou lacs artificiels), dans l’optique de la traiter et de la réutiliser pour l’agriculture, l’élevage, la pisciculture et d’autre multiples usages bénéfiques. La région autour de Touba («Mouride hinterland») pourrait ainsi devenir, dans le futur, un nouveau poumon vert/économique du pays et faire même partie du grenier du Sénégal. Un nouveau «Pôle territorial» doté de fermes agricoles novatrices, basées sur l’irrigation et des techniques agricoles innovantes (style «Fermes Songhaï», réadaptées en «Fermes Khidma» bâties sur les valeurs éducatives mourides de daara et de travail) et un nouveau modèle économique transformateur.
Les potentielles retombées écologiques et économiques extraordinaires de cette approche (à linker éventuellement avec les perspectives offertes par les futures «autoroutes de l’eau») pourraient contribuer de façon significative au développement de la zone (non soumise aux contraintes et limitations spatiales d’autres régions comme Dakar) et, partant, à la souveraineté alimentaire du Sénégal et à la création massive d’emplois pour les jeunes (surtout si cette démarche est harmonieusement articulée avec les zones industrielles en gestation dans le secteur, l’usage intensif de l’énergie solaire abondante dans le Baol, le traitement/recyclage (économie circulaire) des eaux usées en engrais (à condition de maîtriser les risques sanitaires et environnementaux), etc.). Les débouchés naturels de cette production seront naturellement les populations de la zone et celles des autres régions du Sénégal (la position centrale et avantageuse de Touba, sur la carte du Sénégal, et ses nouvelles voies de communication, étant un atout économique appréciable). Sans oublier le marché naturel que constituera le Grand Magal de Touba dont les immenses besoins pourraient, en grande partie, être couverts par ce nouveau pôle agropastoral (légumes, bétail, volaille, lait, autres produits alimentaires, etc.).
Une question nous semblant mériter d’être approfondie en ce sens est la possibilité de concevoir un modèle de financement solidaire des activités économiques de ce futur «Pôle de Touba» ; modèle qui pourrait même indirectement contribuer au financement des 102 milliards du programme d’assainissement. Ne pourrait-on pas d’ailleurs imaginer, dans le cadre de ce projet, la création d’un «Consortium» dédié au développement de Touba, qui regroupera les entreprises et investisseurs mourides, les organisations communautaires (comme Touba Ca Kanam), des fonds d’investissement, des institutions de financement publiques (Fonsis, Fongip, Der/Fj, etc.) ou privées (banques), etc. ?
En définitive, notre conviction est que, au-delà de la gravité actuelle de la problématique des inondations à Touba et de ses dramatiques corollaires, une lueur d’espoir, et pas des moindres, a commencé à percer. Une lueur qu’il appartiendra à l’Etat du Sénégal, au leadership mouride, à son expertise, à toute la communauté, de transformer en lumière éclatante, à travers la mutualisation des énergies et la mise en cohérence des stratégies. L’engagement résolu, soutenu et prospectif de tous les acteurs, à tous les niveaux de responsabilité, pourrait ainsi transformer la pierre des difficultés actuelles en or du développement, de la croissance socioéconomique et du progrès, non seulement pour Touba, mais pour toute la Nation sénégalaise.
Pour qu’enfin se réalise, avec cette génération, la prière prophétique du saint fondateur :
«[Ô Seigneur !] Gratifie les habitants de Touba du bienfait d’une eau abondante qui coule (mâ’un jârî) !» (Matlabul Fawzayni, v. 62)
Note : Le fait que le serviteur du Prophète (Psl) décrive l’eau de Touba comme un «bienfait» et un «avantage» renforce l’idée de ne plus considérer celle-ci, à l’avenir, comme une menace, mais plutôt comme une force, une chance pour Touba. Que cette eau soit également appelée, dans sa prière, à «couler» (mâ’un jârî), va non seulement à l’encontre des eaux «statiques» (stagnantes, inondations) dont l’on voit les méfaits, mais correspond mieux, à notre avis, à l’option gravitaire qui la fera «couler» naturellement et aux futures «autoroutes de l’eau» (d’où la proposition de nommer, pourquoi pas, le futur Programme d’assainissement et de gestion de l’eau à Touba «Mâ’un jârî»).

S. A. Aziz MBACKE
MAJALIS