Le nouveau ministre de l’Intérieur, Me Bamba Cissé, avocat de profession, présente un profil qui n’est pas inintéressant pour appréhender la mission dont il a la charge : rétablir l’ordre public dans un pays habitué pendant des dizaines d’années au laisser-aller. Les régimes se succèdent sans que la question de l’occupation de l’espace public ne connaisse de véritable solution. Le phénomène s’est complexifié au fil des années avec l’arrivée d’«étrangers» venus de la sous-région.

Me Bamba Cissé a fait de ce combat le sien. Praticien du droit, habitué aux procédures et au respect des formes, par déformation professionnelle, on peut bien s’attendre à ce qu’il s’empare de cette question à bras-le-corps, d’autant plus que les Sénégalais, de manière générale, ne cessent de se plaindre de l’envahissement, du désordre et de la cacophonie dans nos villes et nos quartiers. En outre, il ne faut pas perdre de vue la persistance d’un discours xénophobe et extrémiste, porté par certains Sénégalais et leaders politiques, qui a amplifié un problème qui n’est pas du tout récent en réalité.

Il faut dire que l’établissement réel de l’ordre public est une ambition étatique qui nécessite beaucoup de moyens dans divers domaines. Ce n’est pas nécessairement l’usage de la force qui en garantit l’effectivité. L’ordre advient au terme d’un processus instructif et éducatif, voire économique. Les citoyens doivent apprendre à être disciplinés, d’abord au sein des familles, ensuite à l’école et enfin dans l’espace public et commun. L’éducation est donc un facteur essentiel pour garantir l’ordre et la sécurité. Dans un contexte de récession économique, où l’essentiel de l’activité du marché est informel, où les bourses des ménages sont impactées et où les gens subsistent grâce aux petits commerces qu’ils mènent, vouloir que l’ordre règne ipso facto est bien irréaliste. Des mesures aussi draconiennes soient-elles ne peuvent repousser le réflexe de survie ni contrer des besoins nécessaires et fondamentaux.

Il y a donc le défi de la scolarisation et de la relance d’une économie dynamique et formalisée qu’il faudrait réaliser dans un esprit d’assainissement des espaces physiques et immatériels. Autrement dit, l’ordre public et républicain est le résultat d’une politique à long terme, un projet de société citoyennement mûre et policée qui rompt avec les habitudes moyenâgeuses et inciviques. A long terme, il s’agit de faire preuve de courage en misant sur le capital humain et une politique d’aménagement adaptée aux réalités démographiques et sociologiques du pays.

Cette mission régalienne de recréation et de réappropriation de nos espaces publics ne peut pas toujours et seulement se faire sur le mode du déguerpissement. Il faut des initiatives concertées qui enclenchent une réelle volonté d’action publi­que. C’est pourquoi le ministère de l’Intérieur, même s’il doit être en première ligne, devrait agir de manière concertée avec les autres départements ministériels (Education, Aménagement, Assainis­sement, Culture, Affaires étrangères, etc.).

Un plan d’actions pensé à l’échelle de l’Etat doit guider l’action consistant à rétablir l’ordre sans compromettre une dynamique qui risque, à ce rythme, de n’être qu’une intention éphémère.

Toutefois, cette légitime mission républicaine ne devrait pas s’accomplir dans l’aveuglement au point de bafouer des droits humains fondamentaux.
Dans nos villes et quartiers errent des personnes souffrant psychologiquement, des exilés à la recherche d’un abri, fuyant la guerre ou la famine, de simples étrangers trouvant refuge dans nos rues malgré les conditions précaires auxquelles ils sont exposés. A ces gens nombreux, comprenant enfants, femmes et hommes, il faut penser. A leurs droits fondamentaux. Nous sommes responsables d’eux, comme dirait Levinas.

Leur condition nous invite à une responsabilité éthique. Chassés des centres urbains où ils quémandent et trouvent parfois de quoi subsister, mangent-ils à leur faim ? Trouvent-ils des dortoirs en dehors des dessous de ponts, à défaut d’être logés dans des centres sociaux ? Sont-ils rapatriés chez eux ? Désirent-ils y retourner ? Sont-ils simplement écartés, éloignés des voies publiques, au mépris de leur dignité humaine et de leur désir d’être pris en charge, reconnus et considérés ?

Autant de questions sans réponses qui révèlent tout le poids éthique de cette charge publique qu’endosse le ministre de l’Intérieur. Celui-ci, avocat de métier, doit savoir qu’une application rigoureuse et stricte du Droit qui ne tenterait pas de saisir la complexité des faits et la difficulté des situations peut passer à côté de ce qu’il faut réellement juger et apprécier avant toute décision.
Parallèlement, user de la force pour déguerpir, pour chasser sans regarder les visages, sans se laisser interpeller, c’est fermer les yeux sur la responsabilité que l’on a envers autrui, qui nous sollicite dans son impuissance et son silence.
A côté de toute responsabilité régalienne, il y a une responsabilité éthique. La première ne peut faire abstraction de la seconde ; sa boussole, c’est le regard éthique porté sur le visage du vulnérable.

Cela mérite tellement d’être dit dans un contexte où la haine des étrangers s’amplifie, portée par des politiciens en mal d’inspiration, qui instrumentalisent des ressentiments pour exister sur la scène politique. Il est d’ailleurs courant d’entendre que le Sénégal doit cesser de se considérer comme le «pays de la Teranga». Cette négation de ce qui fonde notre identité est un élément de langage de ceux qui veulent inventer un autre récit pour notre pays, pourtant connu pour son hospitalité et son accueil. Le Sénégal est un pays du respect de la dignité humaine. Notre pays est humaniste. Il doit rétablir l’ordre, mais sans nuire à l’homme, quel qu’il soit.
Mafama GUEYE