Terra bombe sociale

Dans les années 90, la célèbre cantatrice Kkar Mbaye Madiaga entonnait la chanson «Khalé yii», avec ce refrain éternel : «Khalé yii mougne leen, kou leen diouroon yeureum leen.» Laquelle chanson décrivait la situation post-ajustement structurel dans laquelle se trouvait le pays. La cantatrice évoquait les maisons où «sur une quarantaine de jeunes, seul un travaille». Des jeunes qui «portent le même pantalon», «la même chemise», et qui se partagent «le même mégot de cigarette».
Je me suis remémoré cette chanson en voyant les images de centaines de jeunes venus, en début de semaine, déposer leurs Cv pour le recrutement d’une dizaine de personnes devant l’immeuble Glow Skin de Diodio. La scène se passe en banlieue. En effet, cette entrepreneure de produits cosmétiques avait annoncé 3 jours de dépôts de dossier, du lundi 3 au mercredi 5 novembre 2025. Elle avait pourtant précisé que les dépôts pouvaient se faire en ligne, mais des centaines de jeunes ont préféré déposer physiquement leur dossier, créant un tel attroupement que la police a dû intervenir.
La «Crise des 4E»
En janvier dernier, la même scène était constatée pour un recrutement de 300 saisonniers devant être emmenés en Espagne pour la cueillette dans les champs. Des centaines de Sénégalais s’étaient rués au Bureau d’accueil et d’orientation des Sénégalais de l’extérieur (Baos) de Dakar pour déposer leurs dossiers de candidature afin de faire partie des ouvriers agricoles pour une durée de 3 mois. Et pour éviter le rush et peut-être masquer ces images insoutenables d’une jeunesse en désarroi, le Secrétariat d’Etat des Sénégalais de l’extérieur s’était résolu à mettre en place une plateforme pour les dépôts en ligne. «Le secrétaire d’Etat aux Sénégalais de l’extérieur informe que, pour des raisons de sécurité, le dépôt des dossiers de candidature pour la sélection d’ouvriers agricoles, dans le cadre du programme de migration circulaire avec l’Espagne, se poursuivra désormais à travers une plateforme dédiée qui sera disponible dans les prochains jours», disait le communiqué produit à cet effet.
Sur la même période, le ministère de l’Education nationale ouvrait sa plateforme Mirador pour un recrutement spécial de 2000 enseignants pour l’année scolaire 2024-2025, avec l’objectif de combler les lacunes en personnel éducatif et d’améliorer les conditions d’apprentissage dans les écoles. Mais à la date du 30 janvier, la plateforme avait déjà enregistré 147 845 candidatures.
C’est dire que les questions d’emploi et d’employabilité restent d’une acuité depuis un certain temps. De Senghor à Diomaye, les pouvoirs publics ont été confrontés à ce que nous appelons trivialement la «Crise des 4E» : Emploi, Education, Eau et Energie. Senghor a quitté le pouvoir après une longue sécheresse (crise de l’eau). Abdou Diouf a eu à faire face à une crise de l’éducation marquée par une année blanche en 1988 et une année invalide en 1993, et à une crise de l’emploi consécutive à de nombreux départs volontaires dans l’Administration et la fermeture de bon nombre d’entreprises. Abdoulaye Wade a reconnu avoir échoué dans le secteur de l’emploi, non sans avoir eu à faire face aux émeutes de l’électricité. Macky Sall s’était engagé à créer 500 000 emplois dans son premier septennat et 1 million pour son second et dernier mandat. Sauf que le Covid-19 et les restrictions qui en découlèrent, ne lui ont pas permis d’y arriver, même avec le programme «Xëyu ndaw ñi» et toutes les autres initiatives de promotion de l’emploi des jeunes.
Budget d’ajustement déguisé
«Ce pays montre désormais où se trouve le centre de gravité de la mobilisation nationale. Il ne se situe plus dans les arènes partisanes, ni dans les meetings spectaculaires qui agitent les appareils politiques. Il se trouve devant le portail d’une femme d’affaires, dans un immeuble privé, où des milliers de jeunes viennent déposer un Cv parce que l’Etat, aujourd’hui, ne leur propose plus aucune trajectoire», écrit Pape Diogoye Faye de Direct News. Ajoutant : «Le vrai Tera est là, chez Diodio Glow. Dans cette file interminable de demandeurs d’emploi. Ce contraste déplace brutalement le sens même du mot Tera. Ce n’est pas la politique qui a su rassembler, ce sont les enjeux de survie. Et l’on peut bien mobiliser ministres, Dg et cadres le 8 novembre, l’on peut bien se vanter d’avoir fait trembler le régime de Diomaye-Sonko en place le 31 octobre, mais la vérité crue du Sénégal actuel se lit dans cette foule silencieuse mue par une seule idée : pouvoir travailler.» En effet, le Sénégal traverse actuellement une phase de recomposition silencieuse, marquée par un déplacement des coordonnées symboliques de la politique nationale. La victoire électorale de Pastef n’a pas seulement entraîné un changement de figures ou de partis, mais a également transformé la nature même du débat public et les attentes collectives. Ce contexte inédit fait émerger ce que l’on pourrait qualifier de «terra bombe sociale» : un terrain social chargé de tensions, où les aspirations de la population et les résistances du passé cohabitent dans une dynamique incertaine.
La «terra bombe sociale» renvoie ainsi à la nécessité d’anticiper et de gérer les tensions sous-jacentes, héritées des anciennes pratiques politiques et renforcées par les attentes d’un avenir souverain. L’appel à la remobilisation vise donc à réanimer un imaginaire collectif, à raffermir le lien entre le pouvoir et la société, et à éviter que le projet politique porté par Pastef ne se fige dans la routine administrative ou ne se désagrège sous le poids des contradictions internes. Dans ce contexte, la gestion de la «terra bombe sociale» implique une vigilance constante : il s’agit pour le nouveau régime d’éviter que les aspirations populaires, à l’origine de son succès, ne se retournent contre lui sous l’effet de la déception ou de l’usure du pouvoir.
Ainsi, être à la tête de ce pays et voir cette souffrance indicible au quotidien des Sénégalais, et se permettre d’organiser un Tera Meeting, en dit long sur le sens des priorités de ceux qui appelaient à la rupture dans la gouvernance de la chose publique. En effet, Pastef mobilise tout son arsenal non pas pour assister la ville de Touba face aux inondations, ni pour lancer un projet structurant, encore moins pour financer les jeunes entrepreneurs ou soulager les ménages face à la vie chère. Mais Ousmane Sonko mobilise tout son appareil d’influenceurs, des millions de francs Cfa pour son ego, et pas pour le Peuple. Tout est mobilisé pour le plaisir d’un seul homme qui est resté muet face aux inondations, devant les ravages de la fièvre de la vallée du Rift, devant la souffrance quotidienne des Sénégalais, les factures d’électricité, les taxes à répétition… pour alimenter le budget du Sénégal.
Parlant de ce budget, le ministre des Finances, Cheikh Diba, évoque un «redressement historique», qui n’est rien d’autre qu’un plan d’ajustement qui ne dit pas son nom, à écouter le représentant du Fmi. En effet, ce que le «gouvernement présente comme une victoire budgétaire n’est qu’une politique d’ajustement déguisée en souveraineté. Il reconnaît lui-même un endettement record (132% du Pib, incluant la dette parapublique)», écrit le journaliste Thierno Diop. Et pendant que le Fmi salue la «discipline budgétaire», il annonce une réduction de 30 à 40% des subventions à l’énergie. Traduction : hausse des prix de l’électricité, du carburant et du transport… et logiquement de plusieurs autres sous-produits ? Ce que le Fmi appelle ajustement, les ménages le paieront en factures et en privations. Pendant que le Peuple se serre la ceinture, le pouvoir prend de l’embonpoint. Le budget 2026 n’est pas celui du Peuple. C’est celui de la dette, des sacrifices imposés et des illusions entretenues. Plus le pays s’endette, moins il décide. Et aujourd’hui, le Sénégal ne gouverne plus son budget, il l’exécute.
Dans ce contexte, l’annonce des congés du Premier ministre Ousmane Sonko se présente comme un pied de nez à la République. En effet, contrairement aux usages protocolaires qui voudraient que le chef de l’Etat informe le Conseil des ministres, fixe la durée du congé et précise les modalités de l’intérim, Ousmane Sonko a lui-même annoncé, en Conseil des ministres, son départ à partir du jeudi 6 novembre 2025. Cette décision, inscrite officiellement dans le communiqué du Conseil, s’est effectuée sans intervention présidentielle ni indication sur l’intérim, rompant ainsi avec la tradition républicaine de planification collective des congés gouvernementaux. Derrière ce geste, apparemment anodin, se cache une profonde dissonance institutionnelle. L’absence de cadre formel pour le congé du Premier ministre soulève des questions sur la coordination de l’action gouvernementale et la capacité du pays à être dirigé efficacement, alors que le Président demeure discret et le chef du gouvernement s’offre un congé sans limites ni remplacement désigné. Ce choix individuel met en lumière un désordre latent au sein de la République, où la cohérence collective semble céder le pas à l’initiative personnelle.
Par Bachir FOFANA

