C’est l’histoire d’une rencontre. Celle du trio jazz  aux fulgurances circulaires et spirituelles, «la Litanie des cimes», et de la griotte malienne légendaire, Mah Damba. Avec «Mah Under The Repetitive Skies», ils révèlent une tendresse et une humanité partagées. Un territoire commun, où résonne une intense beauté.

Tout commence autour d’un thiep, un riz gras-poisson, surplombé par une immense télé qui diffuse un documentaire animalier sur les guépards. Ce jour-là, Clément Janinet, tout juste de retour du Mali, a rapporté à Mah Damba, la mère de son copain Guimba Kouyaté, virtuose de la guitare et du n’goni, une imposante «tenue» vestimentaire du pays. Alors, un repas s’imposait… Pour sa première rencontre avec la légendaire griotte malienne, le violoniste de jazz, disciple de Didier Lockwood, remarqué auprès de Etienne Mbappé, Richard Bona, Cheikh Tidiane Seck ou Akale Wube, se sent dans ses petits souliers. Vite, pourtant, il ose d’abord lui proposer de chanter trois titres au cœur de son duo Sokou avec le violoniste peul Adama Sidibé. Puis de rejoindre le trio qu’il forme avec le violoncelliste Bruno Ducret (Louis Sclavis, Juan Rozoff, Nosfell) et la clarinettiste Elodie Pasquier (Gilles Coronado, Jean-Marie Machado, Laura Perrudin), la Litanie des Cimes. Soit un écrin précieux de prières païennes elliptiques et fulgurantes, de paysages tressés de boucles de lumières, de références au jazz des années 1960 et 1970, de folklores métamorphosés par le bois, le souffle et leurs obsessions, leurs émotions, leur respiration en osmose. Mah l’audacieuse, de son côté, n’a peur de rien. Si elle continue de tenir avec ferveur son rôle de griotte auprès de ses «nobles» -les Fofana, les Camara…-, elle ne recule devant aucune expérience musicale qui lui permette de travailler sa musicalité. Et puis, il y avait ce bon argument : «Je n’ai jamais chanté avec cet instrument, le violon. J’adore. Ma fille, 32 ans aujourd’hui, voulait en jouer. Je m’approche de son rêve d’enfant.» La première fois où la voix de Mah jaillit parmi les sommets intimistes et étincelants du trio, des larmes unanimes coulent. «Elle possède une voix très puissante, très profonde, un peu grave, qui bouleverse tous nos repères…», détaille Clément. «C’est vrai, il y a quelque chose qui pique dans ma voix. Même moi quand je chante, ça me fait des choses, je suis contente, je me sens à l’aise, j’oublie mon arthrose…», renchérit Mah.

Une tendresse solide
Entre les deux, ce jour de notre entretien, dans un café matinal de Ménilmontant, une tendresse solide se devine. Mah a accepté la proposition pour une autre excellente raison : «Ils sont tous très gentils, très sérieux, même Bruno, le plus rigolo. J’aime beaucoup la façon dont Clément traite son instrument, avec beaucoup de soin, comme un bébé. («Elle ne sait pas que je me suis assis deux fois dessus…)», me souffle le concerné, mi-piteux, mi-rigolard. Je ne parle pas beaucoup, mais j’observe, comme une maman. Et bien sûr, je leur apporte toujours des petits plats pour leur faire plaisir. On est très bien ensemble !» Clément, lui, insiste sur la bienveillance de Mah, sa douceur enveloppante, sa façon de fluidifier, de simplifier les rapports entre les gens, «son truc de griotte», dit-il. Et puis, s’exclament-ils tous les deux : «Qu’est-ce qu’on rigole !» C’est sur le terreau de cette humanité, de cet humour, de cette tendresse partagée, perceptibles dans toutes les pistes du disque Mah Under The Repetitive Skies («Mah sous les cieux répétitifs»), que la musique s’élève. «Je ne sais pas comment ça se fait, mais j’arrive bien à engager ma voix dans leur musique, à rentrer dans le temps…», se réjouit la diva. Une capacité qui ne faisait aucun doute pour Clément. «Parfois, je suis parti d’une idée à moi, parfois d’un morceau de chant de Mah. Dans tous les cas, j’ai conçu une musique à partir d’éléments superposés, horizontaux, pour que chacun de nous se sente complètement libre de s’exprimer», explique-t-il. Et chacun, ici, dans cette prière commune, dans cette élévation spirituelle, dans ces folles escapades, s’en donne à cœur joie. Parmi les ostinatos hypnotiques, les tourbillons des cordes, au creux de cette musique de chambre en forme de fouillis intime, la voix de Mah trace son sillon, d’une puissance, d’une expressivité et d’une liberté affolantes, affranchie des structures de l’art griotique. Et dans ces improvisations, dans les louanges qu’elle improvise comme des feux d’artifice, elle chante toute l’épopée de ses traditions : les guerriers, les passages de flambeau entre générations, l’amour, les légendes, les mystères de la langue bambara… Et cette musique lumineuse s’élance, abolissant les territoires, aussi introspective qu’universelle. Car comme le dit Mah en un sourire : «Oh tu m’agaces avec tes questions ! Je ne parle pas très bien français, tu sais… Mais je peux te dire une seule chose : la musique n’a pas de frontière.»
Rfi Musique