A Ziguinchor, au Sénégal, une mère se lève avant l’aube pour préparer ses enfants à l’école, tout en jonglant avec les tâches ménagères, une petite activité génératrice de revenus et l’inquiétude de ne pas pouvoir payer le loyer du mois prochain. A Abidjan, en Côte d’Ivoire, un père accepte un emploi précaire, loin de sa famille, partagé entre la nécessité de subvenir aux besoins des siens et le désir d’être présent émotionnellement. A Cotonou, au Bénin, une grand-mère s’occupe de plusieurs de ses petits-enfants pendant que leurs parents travaillent de longues heures. Partout en Afrique de l’Ouest, des millions de parents, proches et aidants, vivent des réalités similaires, entre stress financier, pression sociale et incertitude, souvent sans reconnaissance ni soutien structuré.
Etre parent n’est pas un acte purement instinctif. C’est une expérience profondément façonnée par des transformations neurobiologiques et émotionnelles qui s’enclenchent lorsqu’on devient parent. Les recherches émergentes sur le «cerveau parental» apportent aujourd’hui un éclairage nouveau sur cette période de réorganisation hormonale et émotionnelle : une période qui rend les parents à la fois plus attentifs et plus vulnérables. Dans le cadre de son travail à l’échelle mondiale, la Fondation Van Leer s’attache à partager ces connaissances sur la manière dont la parentalité transforme les individus, réorganisant l’esprit et le corps.
Ainsi, au-delà des défis du quotidien, les parents vivent également des changements émotionnels profonds.
Pourtant, malgré ces connai-ssances, peu de politiques publiques reconnaissent la parentalité comme une phase nécessitant soins, attention et soutien social structuré, souligne Karima Grant, Représen-tante régionale Afrique à la Fondation. Pour Babacar Ndiaye, directeur de la recherche au think tank Wathi : «La parentalité ne doit pas être vue comme une affaire strictement privée ; il s’agit d’un intérêt public et d’une responsabilité partagée qui devraient guider nos décisions politiques.»
Reconnaître cette réalité, c’est comprendre que les parents et accompagnants sont les premiers éducateurs et les ancrages émotionnels de nos sociétés. Ils développent les capacités sur lesquelles chaque enfant -et donc chaque citoyen- s’appuiera tout au long de sa vie. Pourtant, en Afrique de l’Ouest francophone, leur bien-être reste largement invisible dans le débat public et insuffisamment financé dans les programmes sociaux.
L’étude exploratoire Caring for Caregivers de Busara Global (octobre 2025), menée au Sénégal, en Côte d’Ivoire et au Bénin, fournit un premier aperçu régional de la manière dont les parents définissent leur bien-être. L’étude montre que celui-ci ne se limite pas à la stabilité économique : il englobe la sécurité émotionnelle, l’autonomie et la reconnaissance. Beaucoup se disent isolés, épuisés et anxieux -pris entre précarité économique et fortes attentes sociales.
Ce qui ressort également, explique Shalmali Ghaisas, Senior Associate à Busara Global, c’est que «les parents définissent le bien-être non seulement en termes économiques, mais aussi à travers un sentiment d’équilibre émotionnel. Cet équilibre dépend largement de l’autonomie et de la gestion de leur temps, plutôt que de voir ce dernier dicté par les tâches domestiques ou les normes sociales. Beaucoup ont exprimé le besoin de reconnaissance et de partage des responsabilités de la part de leurs conjoints et de leurs proches, révélant à quel point la charge mentale quotidienne peut être invisible et inégalement répartie».
L’étude souligne également le rôle central de la foi et la confiance accordée aux représentants religieux comme sources de réconfort dans les situations de doute ou de difficultés financières. Mais cette dépendance peut parfois renforcer une forme de passivité, empêchant les parents d’agir ou de chercher des solutions. Ces constats révèlent à la fois la résilience et la vulnérabilité qui caractérisent la parentalité dans la région.
Malgré ces preuves croissantes, le bien-être parental demeure largement absent des agendas politiques. Lors de l’atelier organisé par la Fondation Van Leer à Dakar en octobre 2025, un point a été particulièrement frappant : l’absence de décideurs publics. Les institutions chargées d’encadrer la vie des familles sont rarement présentes dans ces discussions -alors même qu’elles en définissent les paramètres. Le problème est autant institutionnel que conceptuel : la notion même de «parentalité» est mal comprise dans les politiques publiques, souvent réduite à la morale ou à la garde d’enfants, au lieu d’être envisagée comme un pilier de cohésion sociale et de résilience collective.
L’étude Caring for Caregivers a constitué une première étape importante, mais les besoins en recherche restent considérables. Il est essentiel de poursuivre des travaux contextualisés, ancrés dans les réalités locales, afin de mieux orienter les interventions et les politiques publiques dans des contextes divers -urbains, ruraux ou marqués par des déplacements liés à des conflits, à l’instabilité ou à des catastrophes naturelles.
A partir de nos travaux collectifs, plusieurs pistes d’action ont émergé :
Engager directement les décideurs à travers des dialogues fondés sur des données probantes avec les ministères de la Petite enfance, de la Famille et de la Protection sociale ;
Créer des espaces sécurisés pour les pères et accompagnants masculins, leur permettant de réfléchir à leur rôle et de partager leurs expériences sans jugement ;
Renforcer les relais communautaires tels que les «Badjeen gokh», grâce à la formation et à la reconnaissance de leur rôle essentiel ;
Collaborer avec la Société civile et les médias pour diffuser ces enjeux dans les zones rurales et semi-rurales, assurant une participation réellement inclusive ;
Documenter et étendre les initiatives locales éprouvées, en soutenant les communautés qui expérimentent déjà de nouveaux modèles d’accompagnement parental.
Soutenir les parents n’est ni un geste charitable ni un acte ponctuel : c’est un investissement collectif dans le tissu social. Une société qui exige autant de ses parents doit leur donner en retour les moyens de s’épanouir. Investir dans le bien-être parental, c’est investir dans les environnements qui façonnent notre vie : l’éducation, la santé, mais aussi la manière dont nos villes, quartiers et espaces publics accompagnent les familles et les enfants dans leur croissance.
Les données existent ; ce dont nous avons besoin maintenant, c’est de transformer ces connaissances en actions adaptées aux contextes locaux, soutenues par des partenariats durables et un engagement politique cohérent, ancré dans les réalités quotidiennes des parents.
Il est temps de reconnaître la parentalité pour ce qu’elle est véritablement : un bien public partagé, déterminant pour la stabilité, la pérennité et l’humanité de nos sociétés.
A propos des auteur.e.s
Karima GRANT est la Représentante régionale Afrique à la Fondation Van Leer, où elle soutient les initiatives visant à accompagner et valoriser le rôle des parents dans l’apprentissage et le développement des enfants sur le continent.
Babacar NDIAYE est le Directeur de la recherche au sein de Wathi (West Africa Think Tank), où il travaille sur les questions de gouvernance et de sécurité au Sénégal et en Afrique de l’Ouest.
Shalmali GHAISAS est Senior Associate chez Busara Global. Elle dirige des projets dans les domaines de l’éducation et de la gestion des ressources naturelles, en co-concevant des solutions avec des enseignants, agriculteurs et accompagnants afin d’appliquer les sciences comportementales de manière concrète et ancrée dans la réalité.