Au soir du 24 mars 2024, le Sénégal venait de confirmer encore une fois sa particularité démocratique par le truchement d’une troisième alternance, marquant ainsi un tournant majeur dans l’histoire politique sénégalaise. Un moment fort symbolique traduisant la maturité politique de notre Peuple qui, à chaque joute électorale, n’hésite pas à s’exprimer et à sortir ses maux à travers les urnes. Certains n’ont pas tort de penser que les Sénégalais démettent mieux qu’ils élisent. Une œuvre pilotée par un phénomène que d’aucuns surnomment le génie politique (Birame Diop, Ousmane Sonko, le génie politique, Editions L’Harmattan).
Election ou plébiscite ? L’élection présidentielle de 2024 était inédite à travers l’accession au pouvoir d’un Président que personne ne voyait venir. Un président par effraction, peut-on dire, élu au suffrage universel avec 54%. Fidèle allié de son mentor, la désignation de l’enfant de Ndiaganiao suscitait pourtant des critiques acerbes : manque d’expérience, absence d’éloquence, méconnaissance de l’Etat, parcours fulgurant, novice dans la gouvernance, entre autres. Néanmoins, Ousmane Sonko, n’ayant aucune autre carte à jouer face aux tactiques politiciennes du résident de Casablanca, choisit Diomaye en tant que plan B par le biais d’un slogan simple mais porteur de sens : «Sonko moy Diomaye ; Diomaye moy Sonko». Ledit slogan revêt-il toujours de prestige, d’importance, de signification ? L’actualité politique arbore le contraire.
– Le slogan «Sonko moy Diomaye»
Le slogan «Sonko moy Diomaye – Diomaye moy Sonko» n’était pas fortuit. Il pouvait sembler simple. Mais il était loin de l’être. Faut-il le rappeler, c’était l’un des meilleurs moyens pour l’actuel Premier ministre d’élire son «dauphin» en dix jours de campagne. Privé de toute participation à la dernière échéance, il désigna son numéro deux qui, lui-même, ne voyait pas venir une telle prouesse. A travers ce slogan, les Sénégalais ont plébiscité Diomaye à travers Sonko. C’est-à-dire que, dans l’imaginaire collectif, élire Diomaye, c’était élire Sonko. Ce qui comptait pour la majorité était moins la personne à la tête, mais plutôt le projet promis. Ce slogan, arme de campagne d’alors, est aujourd’hui déformé par les mêmes personnes, suite à des faits traduisant mésentente et désaccord entre les frères siamois. Entre la sortie du Premier ministre et le communiqué de la Coalition Diomaye Président, un constat demeure partagé : le tandem oscille entre deux visions politiques contradictoires.
– Les prémices d’une rupture ?
A moins que l’on soit aveugle, si rupture il y a, les prémices existent. Avec un discours tendu, un ton austère, le Premier ministre, fidèle à sa démarche offensive, a déploré le «manque d’autorité» du chef de l’Etat, lors de l’une de ses sorties médiatiques. En dénonçant le laxisme administratif, il pointait du doigt, quoique de manière implicite, le Président. Dans les mois précédents, le Président Diomaye, dans une logique de complaisance et d’inclusion selon certains, a nommé des profils que le Premier ministre incluait même dans les gens du «système». Récemment, pour couronner le tout, suite au Tera meeting du leader de Pastef, une incohérence notoire fut constatée : si ce dernier préférait à la tête de la Coalition Diomaye Président Aïda Mbodj, dans les jours suivants, le communiqué de la même coalition affirmait le contraire sous la conduite de Diomaye. De plus, on note ces derniers temps une vague de transhumances au niveau de la coalition présidentielle. Ce qui est tout de même un fait à ne pas prendre à la légère. ​
– Les conséquences d’une crise institutionnelle
A ce stade où le chômage reste galopant, avec une économie atone, à côté d’une jeunesse dubitative, une crise sous quelque forme que ce soit n’a pas lieu d’être, surtout lorsqu’elle est institutionnelle. En ce moment crucial de notre pays, elle est un mauvais signal et un aveu d’échec tant au plan interne qu’externe. Les conséquences sont néfastes pour notre stabilité politique, notre conjoncture économique et notre image internationale. Tout récemment, le forum Fii Senegal a porté ses fruits, mais une quelconque crise risque de tout bouleverser. Par conséquent, elle peut sans nul doute dissuader les investisseurs du marché africain et international. Selon un article intitulé «Sénégal : bras de fer entre le Président Bassirou Diomaye Faye et le Premier ministre Ousmane Sonko», publié par le journal Rfi : «Dans l’immédiat, ces dissensions ont provoqué une nouvelle chute de la valeur des eurobonds ce 12 novembre (ces titres qui permettent d’emprunter de l’argent sur les marchés internationaux).» Ce qui témoigne de l’impact profond de cette crise qui n’est pas encore, jusque-là, définitive.
Du point de vue démocratique, nous venons de réussir une alternance constitutionnelle dans un contexte sous-régional marqué par des démocraties mythiques, pour parler comme Ousmane Ndiaye dans Afrique contre la démocratie : Mythes, déni et péril. L’instabilité politique qui sévit actuellement au Burkina Faso est aussi un exemple. Dès lors, ladite crise risquerait de compromettre ce défi majeur. De plus, une instabilité politique n’est pas à épargner dans la mesure où le Sénégal entre aujourd’hui dans le cercle restreint des pays exportateurs de pétrole. Il ne manquerait pas de susciter des convoitises. Ainsi donc, au vu des enjeux économiques, politiques et sociaux, le tandem n’a qu’un seul sacerdoce : travailler ensemble, dans le meilleur comme dans le pire, au service du Sénégal. Un échec de Diomaye, c’est un échec de Sonko, un échec du Peuple. Il serait une trahison à la volonté populaire et une insulte à la mémoire des martyrs.
– Paradoxe entre architecture constitutionnelle et configuration politique
Le Droit et la politique ne peuvent pas se séparer. Tous les deux se mêlent, se croisent et s’entrelacent. L’architecture constitutionnelle de plusieurs pays puise son origine de leur histoire politique. L’exemple du Sénégal en est une illustration parfaite. Doit-on rappeler que l’origine du régime présidentiel avant qu’il soit modéré, taillé, était justifié par la crise institutionnelle de 1962, avec le bicéphalisme au sein de l’Exécutif entre Dia et Senghor ? En faisant recours à notre Constitution, l’on se rend compte que depuis lors, le Président dispose de prérogatives exorbitantes : il est le père de la Nation, la clé de voûte des institutions, et détient le pouvoir du décret, pour ne citer que ceux-là. A côté, nous avons un Premier ministre qui a certes des pouvoirs, mais qui sont insignifiants face à ceux du Président. Cette insuffisance de compétences restreint son champ d’intervention institutionnelle. Ainsi, en se basant sur le contexte actuel, on voit qu’il y a un certain paradoxe entre architecture constitutionnelle et configuration politique. Cela dit, si aujourd’hui Diomaye détient la légitimité institutionnelle, pouvant ainsi transformer le devenir d’un Sénégalais lambda à travers une simple signature dès le Palais présidentiel, Sonko détient la légitimité populaire du fait de son poids politique influent. Par conséquent, tous les deux disposent de pouvoirs assortis de limites.
– La force des rentiers d’une crise au profit d’une survie politique
C’est quand même désolant de constater que celles qui sont à l’origine de tout ce vacarme appartiennent à l’ancienne classe politique. Ayant goûté aux délices de chaque régime, elles préfèrent toujours mettre leur grain de sel dans les divergences en étant au cœur des tiraillements. Elles animent l’actualité politique sénégalaise, et ce, à un âge où elles devraient s’atteler à une retraite spirituelle, loin des questions d’ordre politique. En tant que stratèges, elles se font passer pour les «mères» du Projet, mais rendent, paradoxalement, celui-ci amer, dégoûtant, à la limite irréalisable, s’il en existe ! C’est la même catégorie qui, comme toujours, vit du pouvoir, de la politique, des positions partisanes et des querelles. Je veux nommer ces politiciens et politiciennes enracinés dans la politique et préoccupés que par leurs propres intérêts. Quitte à engendrer une instabilité ! Tout ce qui compte pour eux, c’est leur survie politique au détriment de la stabilité au sommet. Pour surpasser cette situation, le tandem gagnerait beaucoup à s’écarter de ces habitants du pouvoir, qui font de la politique leur seule religion et du pouvoir leur dieu vénéré !
A y voir de près, on dirait que le Sénégalais a un penchant pour la politique. Telle une société envoûtée dans cette activité périlleuse et quelquefois diabolique. Du bureau au marché, en passant par les mosquées, les écoles, les ruelles de la banlieue, le débat public porte sur la politique. Pourtant, d’autres sujets d’actualité méritent d’être posés et débattus tels que l’écologie, avec les innombrables dégâts du changement climatique ; la technologie, avec les dérives inquiétantes de l’Intelligence artificielle qui constitue une menace pour notre humanité, ainsi que notre vivre-ensemble. Dépolitisons-nous ou du moins faisons la politique dans son sens le plus noble, le plus prestigieux, loin des pratiques machiavéliques faites généralement de tactiques, stratégies et de politique politicienne.
– L’impératif de résistance du tandem face aux divergences :
Après tout, une chose est certaine : le tandem n’a guère le choix, sinon s’entendre jusqu’au terme de leur magistère. Le seul magistère qui perdure est celui du Seigneur. Chaque figure politique a son âge d’or, son ère de gloire dont la pérennité est seulement entre les mains de Dieu. Le regretté juge Mamadou Badio Camara avait raison de tenir, le jour de l’investiture du Président Faye, ces propos : «A l’heure où surgiront les inévitables tentations du pouvoir, l’ivresse de la puissance, les démons de la division, il faudra se souvenir de la main de Dieu dont la volonté domine et détermine inéluctablement les moments que nous vivons.» Ce duo est condamné à vivre, à s’épauler et à s’aider pour une mission univoque : celle d’un Sénégal nouveau, dynamique et prospère.
Nous pouvons évoquer quelques exemples d’alliances entre frères aux destinées politiques communes, qui ont débouché sur une rupture. Ils sont là, à foison ! Le plus proche est celui de Senghor et Dia ou encore Wade et Idrissa Seck. Il y a aussi Amadou Ahidjo et Paul Biya, Blaise Compaoré et Thomas Sankara, Assimi Goïta et Ibrahima Boubacar Keïta, entre autres. Ce tandem doit être l’exception africaine, et montrer particulièrement à ce continent, adepte des trahisons fratricides, et au monde que l’intérêt général doit surpasser les intérêts égoïstes. A défaut, il donnerait raison à l’éminent journaliste Babacar Justin Ndiaye, qui dit à juste titre : «La politique est le cimetière des amitiés et le berceau des retrouvailles.» Toutefois, penser que ce Peuple est toujours manipulable au gré des intérêts personnels, c’est se bercer d’illusions ! C’est un Peuple éveillé, endurant, serein, mais pas passif. Le juge Kéba Mbaye, en faisant la différence entre l’homme d’Etat et le professeur, dans son discours sur l’éthique en 2006, disait : «Le professeur est le soldat de la raison, et l’homme d’Etat le porte-parole du Peuple, donc de l’opinion. Le premier s’évertue à ne pas sortir du chemin de la science. Le second porte le fardeau du souvenir de ses promesses que ses électeurs conservent précieusement dans leurs mémoires.» A la fin de l’histoire, la souveraineté appartient au Peuple, et à lui seul revient le dernier mot. Et ce dernier mot va refléter leurs souvenirs, qu’ils soient bons ou mauvais. Le tandem face à l’histoire, le Peuple jugera !
Medoune SALL