Nul besoin de préciser comment ChatGPT a colonisé nos vies en moins de cinq ans. Combien sont-ils dans les mégalopoles du monde entier à rechercher les conseils du robot conversationnel d’OpenAI pour trouver les bons plans shopping, recevoir des conseils médicaux, faire les devoirs scolaires.
Selon OpenAI, ChatGPT atteint désormais près de 10% de la population adulte mondiale, avec environ 700 millions d’utilisateurs chaque semaine -un chiffre presque quadruplé en un an. Sans parler des concurrents : Gemini sur Google, MetaAI sur Instagram, Grok sur X, Perplexity, le chinois DeepSeek et tant d’autres, tous sont entrés dans nos vies intimes, bien au-delà du seul monde du travail.
Ia, une révolution africaine
Pour l’Afrique, un continent qui compte la population la plus jeune au monde, il n’y a aucun doute que, dans une certaine jeunesse connectée, ces usages se sont répandus d’Abidjan à Johannesburg. Du Maroc au Rwanda, pas un jour sans qu’un pays africain n’héberge une conférence sur l’Intelligence artificielle (Ia). Sur le continent de la révolution digitale la plus remarquable de ces vingt dernières années, la promesse d’un «leapfrog AI», pour désigner la capacité à passer directement à cette technologie, sans suivre toutes les étapes intermédiaires qu’ont connues les pays industrialisés, explique cet enthousiasme.
Sur le continent, avec le développement d’infrastructures numériques, notamment les centres de données, les réseaux fibre haute vitesse et la 5G, plusieurs pays émergent comme leaders en matière d’Ia. Le Nigeria compte de solides startups dans les domaines de la fintech, de la logistique, de la santé en ligne et du traitement du langage naturel pour les langues locales. L’Afrique du Sud est le centre de recherche le plus avancé du continent, avec des universités et des instituts de recherche qui forment des talents de haut niveau dans l’automatisation minière, les services financiers et les villes intelligentes. Grâce à un fort soutien gouvernemental aux pôles technologiques tels que «Silicon Savannah», le Kenya se distingue par la valorisation de certains secteurs comme l’agriculture, la fintech et la prestation de services publics.
DataProphet (Afrique du Sud) pour l’optimisation de la production, Instadeep (Tunisie/Rwanda, racheté par BioNTech) pour les systèmes d’apprentissage automatique, Flutterwave & Paystack (Nigeria) pour les paiements, Twiga Foods (Kenya) pour les réseaux de distribution alimentaire : chaque jour, ces entreprises démontrent que l’Afrique innove.
Des questions vertigineuses
Mais il y a une différence entre cette effervescence localisée et la réalité sur l’ensemble du continent. D’abord, sur le plan technique. Comment généraliser les systèmes intelligents, si énergivores, sur un continent où 600 millions de personnes n’ont pas accès à l’électricité et seulement 37% peuvent utiliser l’internet ? L’insuffisance de la bande passante, de l’alimentation électrique et des infrastructures cloud reste un obstacle majeur. Le déploiement de capteurs, compteurs intelligents et autres centres de calcul peut, paradoxalement, accentuer la pression sur des réseaux déjà fragiles.
Et puis, il y a les redoutables questions déontologiques qui interpellent jusqu’aux fondateurs de l’Intelligence artificielle dans la Silicon Valley. On connaissait déjà les défis liés au numérique, les mêmes que pose l’Intelligence artificielle, de manière accélérée, comme la souveraineté des données et leur confidentialité, les biais et autres discriminations amplifiés par les moteurs de recherche, et maintenant les robots conversationnels, les menaces que font peser l’automatisation sur les emplois, le manque de formation.
Avec l’Intelligence artificielle, s’ouvre un champ de situations encore plus vertigineuses où l’on fait parler les morts, où certains sont poussés au suicide par un robot conversationnel de mauvais conseil, où les «deepfakes» menacent les élections et la confiance sociale, où les robots tueurs donnent l’illusion de guerres autonomes, où l’école ne permet plus d’apprendre, et où l’humanité progressivement perd ses fonctions cognitives à force de ne plus avoir besoin de réfléchir ou même d’apprendre quoi que ce soit. Quant aux agents autonomes, ils sont déjà présents : taxis autonomes, drones livreurs de pizzas ou de médicaments, agents financiers automatisés, robots industriels intelligents, robots assistants pour personnes âgées.
L’Ia n’est plus une option
Face à cette nouvelle réalité, l’Afrique doit éviter deux risques : une réglementation excessive, qui étouffe l’innovation, et une réglementation insuffisante, qui expose les populations aux dangers ci-dessus. Les débats actuels tournent autour de la nécessité de lois solides en matière de protection des données, de cadres éthiques qui garantissent la transparence, l’équité et la responsabilité, de la coordination régionale ou encore l’alignement sur les normes mondiales, tout en veillant à ce que les réalités culturelles, sociales et économiques africaines soient prises en compte.
Mais quels que soient ces défis, avec 2, 5 milliards d’habitants d’ici 2050 et le plus grand marché du travail au monde, l’Afrique ne pourra pas considérer l’Ia comme une option, ni ne se permettra une dépendance technologique qui la marginaliserait pour de bon. Contrairement aux vagues technologiques passées qui nécessitaient des infrastructures lourdes, l’Ia permet de franchir des étapes de développement grâce à des solutions logicielles. Vu la jeunesse du continent, les investissements arrivent déjà depuis les Etats-Unis grâce à des programmes de formation aux talents, l’Union européenne avec son expertise en matière de gouvernance, la Chine avec ses villes intelligentes, les pays du Golfe avec leurs capitaux d’investissement. Mais rien de tout cela ne permettra à l’Afrique d’être un acteur de l’Intelligence artificielle.
L’Afrique doit dire ses termes
Selon l’Unesco, alors que l’Ia pourrait injecter 2900 milliards de dollars dans l’économie africaine d’ici 2030, le continent ne représente actuellement que 2, 5% du marché mondial de l’Ia, 3% des talents mondiaux en Ia et un infime 0, 3% des investissements mondiaux.
Alors que la décennie qui vient s’annonce cruciale, trois éléments décisifs devraient permettre à l’Afrique d’être un acteur de l’Intelligence artificielle :
Un outil : la formation d’une génération d’ingénieurs, ce qui impliquera de diriger les investissements massivement dans la recherche et le système universitaire, le grand oublié des politiques éducatives depuis trente ans.
Un programme : l’Ia appliquée dans des secteurs-clés tels que l’agriculture, la santé, la finance et les services publics, avec le déploiement de solutions adaptées aux besoins du continent plutôt qu’à la seule performance technologique
Une différence : l’Intelligence artificielle «Made in Africa» grâce à la spécialisation de niche, mais également la localisation des langues et des données. Cela permettra aux Africains de ne pas seulement être des consommateurs, mais également des créateurs.

Directrice Afrique
Atlantic Council