La peine n’est pas lourde. C’est le viol

La Chambre criminelle de Louga a condamné à 20 ans de prison ferme et 5 millions de F Cfa d’amende, un professeur reconnu coupable du viol d’une enfant de 15 ans. Et il y a encore des gens, des adultes, des journalistes parfois, et même des juristes assez à l’aise pour écrire que c’est «une lourde peine». Cette empathie déplacée, tournée vers le coupable et jamais vers la victime, nous montre à quel point ceux qui doivent dire le Droit peuvent eux aussi être influencés par une culture qui minimise la violence sexuelle.
Lourde pour qui ? Pour lui, l’agresseur ?
Ce qui pèse lourd, ce n’est pas une peine de prison. C’est le corps d’une enfant qu’on traîne dans l’obscurité. C’est le silence qu’on lui impose. C’est la peur qui déteint sur sa scolarité. C’est l’avenir qu’on fissure.
Lourd, c’est aussi l’idée qu’un enseignant, un adulte chargé d’éduquer, d’accompagner et de protéger, puisse seulement désirer une enfant. A quel moment un éducateur bascule-t-il dans cette violence ? Quand commence la prédation ? Quand il se dit qu’elle est «mûre» ? Quand il interprète un sourire comme une invitation ? Quand il oublie volontairement qu’elle n’a que 15 ans, qu’elle apprend encore à se construire, qu’elle lui fait confiance ?
Un professeur n’a pas «des envies» envers une élève. S’il en a, ce ne sont pas des envies : c’est un abus de pouvoir qui germe, un acte déjà violent avant même de se concrétiser. Et qu’on ne vienne surtout pas parler de «relation» ou de «consentement» : une fille de 15 ans ne peut pas consentir. La loi le dit clairement, parce que la réalité est évidente : un enfant n’a pas la maturité psychologique, affective, ni l’autonomie sociale pour choisir librement une relation sexuelle avec un adulte.
Ils n’ont ni le même âge, ni le même pouvoir, ni les mêmes armes. Lui possède la connaissance, l’autorité, l’ascendant. Elle n’a que l’admiration naïve qu’on peut avoir à cet âge, pour un professeur qu’on croit brillant, protecteur, presque héroïque.
Ce n’est pas une histoire de sentiments partagés : c’est la manipulation d’une vulnérabilité. Le patriarcat légitime encore l’idée que le corps des filles est disponible, surtout lorsque l’homme en face est un «respectable» enseignant, religieux, chef… toujours protégé par son statut.
Ce qui est lourd, c’est la trahison d’un rôle sacré : celui de transmettre sans toucher et d’élever sans abuser.
Lourde, c’est la honte que la victime ne devrait pas porter, mais qu’on lui colle quand même. Lourde, c’est la culpabilité qu’elle ressent alors qu’elle n’a absolument rien fait. Lourde, c’est l’impunité qui protège depuis trop longtemps les violeurs «respectables».
Ce n’est jamais la peine qui est lourde. C’est le viol.
Et pourtant, presque partout dans les commentaires en ligne, une étrange empathie se déploie… mais du côté du bourreau. On pleure sa carrière brisée, son avenir perdu, sa «faute» qu’il faudrait relativiser. On compatit avec la chute d’un homme, et on oublie l’enfance fracassée d’une fille.
Pourquoi ? Parce que notre société a été dressée pour protéger l’ordre établi : le professeur, l’homme, l’adulte. Parce qu’il est plus confortable d’imaginer le violeur comme un gentil qui a dérapé que d’admettre qu’il a planifié, profité, brisé. Parce que juger l’agresseur, c’est aussi juger un système qui lui a donné le pouvoir d’agresser en toute impunité.
Alors on trouve la peine lourde… pour préserver nos illusions. Pour continuer de vivre dans un monde où «de bonnes personnes» ne violent pas les enfants. Pour éviter de regarder la violence en face.
Mais ne pas vouloir y croire ne rend pas le crime moins réel.
Il n’y a pas de mesure pour calculer la violence qu’on inflige à une fille qu’on force, qu’on mentore d’une main et qu’on détruit de l’autre. Aucun chiffre ne ressuscite la confiance, aucune peine ne recolle l’estime de soi. On ne guérit pas d’un viol à la fin d’un procès. Une survivante de 15 ans devra apprendre à vivre avec les insomnies, les flashbacks, la peur de l’autre, la peur de soi. Avec la honte qu’on lui fera porter. Avec la culpabilité qu’elle n’a jamais méritée. Elle devra réapprendre à aimer son corps, à lui faire confiance, à ne pas s’en vouloir d’avoir «laissé faire» alors qu’elle n’a jamais eu le choix.
Le traumatisme n’expire pas au bout de 20 ans. Il peut durer toute une vie : anxiété chronique, dépression, abandon de la scolarité, troubles alimentaires, stress post-traumatique, impossibilité ou difficulté à construire une vie affective ou sexuelle saine. C’est un combat quotidien pour simplement exister.
Alors, qu’on ne vienne pas dire que 20 ans, c’est lourd. Le viol, lui, condamne souvent à 40, 60, 80 ans de survie. Et encore, seulement si la victime s’en sort vivante.
Et pendant que certains s’acharnent à minimiser cette décision, d’autres osent comparer avec l’affaire d’un marabout condamné à cinq ans pour corruption de mineures, traite à des fins sexuelles, détournement et actes contre nature, et affirment que «c’est moins grave». Moins grave ? Depuis quand un viol deviendrait-il «moins grave» que l’exploitation sexuelle de plusieurs enfants ? Depuis quand arracher à une fille de 15 ans son intégrité, sa sécurité et sa confiance en l’adulte deviendrait-il un crime secondaire ? Depuis quand violer une mineure dans le secret d’une maison serait-il plus excusable qu’en organiser l’exploitation collective ?
Ce raisonnement tordu revient à affirmer que le cas du professeur serait moins grave que le marabout, et donc qu’il aurait dû écoper d’une peine plus clémente. Comme si la Justice devait accorder des réductions par comparaison, comme si l’on pouvait mesurer la gravité d’un viol avec une règle à deux graduations. Comme si la faiblesse d’une peine pouvait justifier l’abaissement d’une autre.
Et ce qui choque encore plus dans cette comparaison, c’est que pour une partie du public, le plus grave dans l’affaire du marabout n’est même pas la pédophilie, c’est le caractère homosexuel des actes. On ne condamne pas un prédateur pour avoir volé l’enfance, détruit la confiance, exploité des mineures… mais parce qu’il a offensé une norme sociale et religieuse.
Ainsi, dans l’imaginaire collectif patriarcal, un homme adulte qui exerce un contrôle sexuel sur des filles mineures reste presque «compréhensible», presque «naturel». Mais qu’il le fasse avec un garçon, alors là, l’indignation explose.
Ce n’est pas la protection des enfants qui motive la colère : c’est la protection de l’hétéro‑patriarcat.
Ce n’est pas que la peine du professeur est trop lourde. C’est que celle du marabout est dramatiquement insuffisante.
Ici, il n’y a pas de «moins grave». Il y a juste des violences sexuelles toujours graves, toujours destructrices, et qui doivent être traitées avec la même rigueur, la même fermeté, la même indignation.
Cette hiérarchisation des violences sexuelles n’a aucun sens. Ce n’est pas un concours : violer une fille isolée ou en violer dix, c’est toujours voler des vies.
La véritable question n’est pas : «Qui mérite le plus de prison ?» La question est : pourquoi accepte-t-on que certains prédateurs soient mieux protégés que leurs victimes ?
Un violeur n’est jamais un «guide religieux». Un violeur n’est jamais un «éducateur». Un violeur n’est jamais un «homme de confiance».
Ce sont des criminels. Et ils doivent répondre pleinement de leurs actes.
La loi criminalisant le viol et la pédophilie n’est pas un texte symbolique : elle doit frapper fort. Parce qu’un pays se juge aussi à la manière dont il protège celles et ceux qui ne peuvent pas se défendre.
Par Fatou Warkha SAMBE

