Chronique de Laye Ndiaye : L’intoxication démocratique

Comment le Sénégal s’est laissé hypnotiser par le populisme numérique et prépare son propre naufrage politique ?
Le paysage politique sénégalais subit une métamorphose toxique, présentée faussement comme une libération. Sous le haut patronage rhétorique de Ousmane Sonko et sa stratégie de simplification radicale du discours, une nouvelle norme s’est imposée : celle du buzz primitif, de l’émotion brute et de la polémique comme seul horizon. Cette prétendue démocratisation a surtout propulsé sur le devant de la scène, des figures comme Cheikh Bara Ndiaye et Abdou Nguer, érigées en icônes d’une parole «vraie» qui n’est en réalité qu’un leurre médiatique. Derrière ce spectacle en apparence revitalisant, se cache une entreprise de démolition méthodique des fondements mêmes du débat démocratique. L’alerte doit être sonnée : le Sénégal est en train de sombrer, hypnotisé par le mirage d’une politique sans effort, sans complexité et sans lendemain.
Le piège de l’illettrisme : quand l’ignorance devient une médaille !
Le phénomène le plus alarmant de cette nouvelle ère est la glorification perverse de l’incompétence. Dans cette démocratie dévoyée, l’absence de maîtrise des dossiers, le refus de la nuance et le mépris affiché pour le savoir institutionnel ne sont plus des faiblesses, mais des preuves d’authenticité. Des tribuns comme Bara Ndiaye ou Nguer ont fait de leur posture anti-intellectuelle un étendard, transformant la méconnaissance en vertu politique et le simplisme en stratégie gagnante. Cette inversion des valeurs est un poison à action lente. Elle désarme intellectuellement le corps électoral, le conditionne à se satisfaire de slogans creux et l’éloigne des réalités complexes de la gouvernance. A force de célébrer ceux qui «parlent comme au marché», on prépare une société incapable de penser au-delà du marché, incapable de concevoir des politiques industrielles, de maîtriser des enjeux géopolitiques ou de piloter une transition écologique. Nous ne sommes pas face à une émancipation, mais face à une régression organisée, où l’on persuade le Peuple que sa libération passe par le renoncement à son propre droit à comprendre.
Le culte de la personnalité : la mort annoncée du projet collectif
Parallèlement, la vie politique s’est réduite à une saga personnelle aux épisodes quotidiens, une télénovela aux ressorts prévisibles où tout est affaire de clash, d’ego et de positionnement immédiat. La personnalisation extrême a atteint un point de non-retour. On ne débat plus d’idées, on suit ou l’on attaque des hommes. Le projet de société, la vision à long terme, le programme structuré ont été engloutis par le tourbillon médiatique des rivalités et des anecdotes. Cette focalisation obsessionnelle sur les individus -Sonko, ses alliés, ses adversaires- achève de détruire le tissu du débat démocratique. Elle rend impossible toute construction collective, toute alliance sur la base d’idées, toute pérennité des institutions qui, par essence, doivent transcender les personnes. En réduisant la politique à une guerre de chefs, on fabrique une impasse historique. Quand ces figures disparaîtront ou trébucheront, il ne restera que le vide : aucune institution solide, aucun parti structuré autour d’une doctrine, seulement les ruines d’un spectacle terminé et un Peuple désorienté, privé de repères et de perspectives.
La spirale infernale : vers l’asphyxie définitive du débat
Cette dynamique combinée -célébration de l’ignorance et culte de la personnalité- crée une spirale infernale dont il devient presque impossible de s’extraire. Les réseaux sociaux, machines à engager conçues pour l’indignation, amplifient et monétisent cette confusion. L’algorithme récompense la provocation, sanctionne la nuance, et enferme chaque citoyen dans une bulle où ses préjugés se renforcent à l’infini. Le débat public n’est plus un espace de confrontation raisonnée ; c’est une zone de combat où la dernière insulte l’emporte, où le déni des faits devient une stratégie, et où la complexité du réel est effacée au profit d’un storytelling manichéen. Nous marchons allègrement vers une asphyxie totale de la pensée politique, vers un âge sombre numérique où le gouvernement du Peuple sera remplacé par la gouvernance des impressions, des tendances et des humeurs éphémères.
L’intoxication est avancée, mais l’heure du réveil forcé approche. Le Sénégal joue son avenir dans sa capacité à rompre cette hypnose collective. Exiger des projets et non des postures, réclamer des preuves et non des promesses, restaurer la dignité du savoir et la nécessité des institutions : tel est le seul antidote. Sans cela, le réveil sera brutal. Il se fera au son du chaos institutionnel et dans l’amertume d’un Peuple réalisant, trop tard, qu’on a troqué son destin contre du temps d’antenne et des likes éphémères. La démocratie sénégalaise est sur une ligne de crête. Son prochain pas décidera de sa chute ou de son salut.
Mamadou M. WONE
mamadoumwne@gmail.com

