Au Sénégal, l’expérience Pastef ne peut plus être abordée avec indulgence, ni romantisme politique. Le temps n’est plus à l’admiration militante, mais à l’examen sévère. Car derrière un discours de rupture présenté comme salvateur, se déploie une logique populiste préoccupante, où l’émotion collective supplante le savoir, où la défiance remplace l’argumentation et où l’argent est dénoncé tout en étant opportunément mobilisé.

Le socle discursif de Pastef repose sur une stratégie systématique de disqualification. Les institutions républicaines sont décrites comme irrémédiablement corrompues, la Justice comme instrumentalisée, les experts comme complices et les universitaires critiques comme vendus. Dans les interventions publiques de son leader, le soupçon tient lieu de preuve et l’accusation remplace l’analyse. Les chiffres officiels sont rejetés sans contre-expertise crédible, les analyses concurrentes sont caricaturées, et toute contradiction est assimilée à une trahison. Cette posture détruit l’espace du débat démocratique en substituant la méfiance permanente à la discussion rationnelle.

Le populisme commence précisément là où la complexité est volontairement écrasée. Ré­duire la pauvreté du Sénégal à une simple question de vol, de corruption et de trahison des élites relève d’une simplification intellectuellement dangereuse. Une telle lecture morale occulte les causes structurelles liées à l’éducation, à la productivité, à l’industrialisation, à la démographie et à l’insertion dans l’économie mondiale. Elle flatte l’indignation mais n’éclaire pas l’action publique. Com­me le soulignait Gustave Le Bon, «les foules ne raisonnent pas, elles croient». Une politique qui s’adresse d’abord à la croyance prépare la soumission plus sûrement que l’émancipation.
Le rapport de Pastef au savoir est profondément ambigu. Le vocabulaire économique, juridique et historique est mobilisé de manière sélective. Le savoir n’est accepté que lorsqu’il confirme le récit militant. Les économistes, magistrats ou universitaires qui introduisent de la nuance sont rapidement disqualifiés au nom de leur supposée proximité avec le système. La contradiction devient suspecte, la nuance devient compromission. Cette hostilité à la pluralité intellectuelle révèle une conception inquiétante du pouvoir, où la vérité ne résulte plus de la confrontation des idées mais de l’adhésion à une ligne politique.

La dénonciation permanente de l’argent politique constitue un autre pilier du discours. Pourtant, cette posture morale se heurte aux faits. La puissance de la communication de Pastef, sa présence numérique massive, ses mobilisations de grande ampleur et sa structuration organisationnelle impliquent nécessairement des moyens financiers importants. L’argent n’est donc pas rejeté en tant que tel. Il est simplement légitimé lorsqu’il sert le camp présenté comme vertueux. Cette incohérence fragilise le discours éthique et révèle une instrumentalisation opportuniste de la morale.

L’exploitation continue de la colère sociale constitue sans doute l’aspect le plus dangereux de cette dynamique. Les frustrations légitimes de la jeunesse, des travailleurs précaires et des exclus sont transformées en carburant politique permanent. Le pouvoir est présenté comme un ennemi absolu, la Justice comme un instrument de persécution, et toute décision défavorable comme une preuve supplémentaire de complot. Hannah Arendt rappelait que «le mensonge n’est jamais en conflit avec la raison, mais avec la réalité». En substituant le récit victimaire à l’analyse rigoureuse des rapports de force, on prépare des lendemains instables et des désillusions profondes.

La promesse d’une rupture rapide et totale relève d’une illusion populiste classique. Elle nie les contraintes économiques, les équilibres géopolitiques et la lenteur inhérente aux transformations structurelles. Gou­verner ne consiste pas à dénoncer indéfiniment. Gou­verner, c’est arbitrer, hiérarchiser, assumer des choix parfois impopulaires et rendre des comptes. Cette pédagogie de la responsabilité est largement absente du discours dominant de Pastef.
Enfin, le Peuple, constamment invoqué, est paradoxalement sous-estimé. On sollicite son émotion plus que son intelligence, sa colère plus que sa capacité d’analyse. Jean-Jacques Rousseau avertissait que «le Peuple ne se trompe jamais sur son intérêt, mais il se trompe souvent sur les moyens de l’atteindre». Le rôle d’un projet politique sérieux est précisément d’éclairer ces moyens, non de les dissimuler derrière des slogans.

Le Sénégal n’a pas besoin d’un populisme de substitution, mais d’un projet de transformation fondé sur le savoir, la rigueur et la responsabilité. La colère sociale est un signal, pas un programme. La dénonciation du système est un point de départ, pas une politique publique. Respecter le Peuple, ce n’est pas flatter ses émotions, c’est lui dire la vérité, même lorsqu’elle est exigeante, complexe et inconfortable. C’est à cette exigence intellectuelle et morale que doivent être jugés tous les projets politiques qui prétendent parler au nom du Peuple sénégalais.
Amadou MBENGUE
dit Vieux
Secrétaire général de la Coordination départementale de Rufisque membre du Comité central et du Bureau politique du PIT/Sénégal