A Kaolack, capitale du bassin arachidier, le bois précieux de la Casamance ne suffit plus à protéger les artisans locaux. Entre la déferlante du mobilier importé, le coût exorbitant des planches et le «complexe» du luxe étranger, immersion dans un secteur en quête d’oxygène.

Il est 11h 24. A Kaolack, le soleil un peu ardent ne décourage pas le grondement incessant des «vélos-Jakarta». Au Marché central, l’air est saturé de poussière. Ici, la route est une artère étroite où commerçants et marchands ambulants se livrent à une occupation anarchique des ruelles, transformant chaque pas en défi. C’est dans ce décor de fourmilière que se joue une tragédie silencieuse : celle de l’artisanat sénégalais.
Rue d’Alwa : le silence assourdissant des ateliers
A 500 mètres du cœur battant du marché, sur la rue d’Alwa, Samba nous reçoit dans son showroom. Boubou marron et pantalon blanc, l’homme a l’élégance de son métier. Mais derrière le sourire de façade, l’amertume est palpable. Propriétaire d’un atelier d’exposition où cohabitent meubles locaux et importés, il regarde ses chaises rouges avec mélancolie. «Depuis ce matin, je n’ai pas vendu un seul meuble», confie-t-il. En temps normal, Samba pouvait brasser jusqu’à 900 000 F Cfa par jour. Aujourd’hui, il parle d’une économie «au sous-sol». Pour ne pas sombrer, il est contraint de «bazarder» ses créations. Sa cible est claire : le meuble importé. Moins solide, mais plus accessible, il vide les ateliers locaux. «Mes produits sont faits ici, à Kaolack même. Il y a la qualité, mais les clients disent qu’ils n’ont pas d’argent», se désole-t-il.
Le «complexe» du luxe contre la solidité du
terroir
Pourtant, le Sénégal possède un trésor : le bois de Casamance. Robuste, massif, il défie le temps, là où l’«importé» s’effrite. Mais la qualité ne fait pas tout face à la psychologie du consommateur. A Kabatocky, dans la banlieue de Kaolack, l’entrepreneur Sarr a dû se résoudre à une stratégie hybride. Devant son atelier situé face à l’école franco-arabe, il expose désormais les deux mondes. «C’est dans la mentalité, surtout celle des femmes», analyse-t-il avec un sourire résigné. «Elles préfèrent mettre 600 000 F Cfa dans un salon importé jugé «plus luxe» que 500 000 F Cfa dans un produit local. Pour une différence de 100 000 francs, le prestige l’emporte sur la durabilité.»

Kasnak : le bastion de la résistance
A l’autre bout de la ville, à Kasnak, sur la Route nationale 1, Daouda Diallo refuse de baisser les bras. En tenue traditionnelle, assis face à la Gendarmerie nationale, il défend farouchement le consommer local. Pour lui, le vent tourne : «Ceux qui disaient que l’«importé» était meilleur commencent à rectifier le tir. Ils réalisent qu’il n’y a pas mieux que nos produits. Ce sont les complexés qui ont compliqué la chose.» Cependant, la conviction de Daouda se heurte à une réalité brutale : la fuite des clients et une conjoncture ardue. Comme ses confrères, il lance un appel solennel à l’Etat : «Le gouvernement doit équiper ses administrations avec nos articles. Parfois, les directeurs généraux préfèrent l’«importé» pour leurs bureaux. Si cela continue, nos ouvriers ne travailleront plus.»

Le péril financier : des taxes qui asphyxient
Le dernier clou dans le cercueil de l’artisanat pourrait bien être le coût de la matière première. Ibrahima Thiaw dont l’atelier semble au bord de la faillite, pointe du doigt le prix des planches. «Elles sont devenues exorbitantes. On ne peut pas vendre en dessous de nos frais», déplore-t-il. Pour lui, la solution est politique : une baisse drastique des taxes sur le bois est impérative pour permettre aux menuisiers de respirer.

Autrefois limités par le manque d’outillage, les menuisiers de Kaolack ont pourtant fait leur révolution technologique. Ils sont aujourd’hui «très évolués dans la matière», maniant les machines avec précision. Mais ce saut qualitatif risque d’être vain si le marché national leur tourne le dos. Aujourd’hui, la dépendance aux meubles étrangers fragilise la balance commerciale alors que le savoir-faire lié au bois de Casamance risque de disparaître avec la faillite des petits ateliers. L’Etat est attendu comme le premier client de ses propres artisans pour inverser la tendance.

Ces recommandations ne sont pas seulement des plaintes corporatistes, mais une véritable feuille de route pour la transformation systémique prônée par le «Projet». Si la Casamance fournit le bois et Kaolack, le talent, il ne manque plus que la volonté politique pour faire du Sénégal l’usine de meubles de la sous-région. A Kaolack, l’heure est au choix : protéger un patrimoine industriel et forestier unique, ou laisser les ruelles de la capitale du Saloum devenir de simples halls d’exposition pour les usines du bout du monde.