Le chef de la Coopération internationale à la Cour pénale internationale, Amady Ba, se prononce sur les affaires en cours à la Cpi. Membre du bureau du procureur, l’ancien directeur du Centre de formation judiciaire revient sur le dossier Laurent Gbagbo, les futures poursuites contre le camp Ouattara, la situation au Mali, notamment le procès du djihadiste Al Mahdi qui avait détruit les mausolées de Tombouctou et les autres enquêtes en cours dans ce pays. Dans cet entretien, le juge Ba s’est également défendu des critiques de certains Africains qui considèrent la Cpi comme une Cour qui ne vise que les Africains. Pour lui, elle est présente en Afrique parce que pour la plupart des cas, elle a été saisie par les autorités nationales africaines.

L’Union africaine avait annoncé la possibilité d’un retrait massif de certains pays africains de la Cpi. Il est reproché à celle-ci la politique du deux poids deux mesures et de faire une chasse raciale. Envi­sagez-vous cette éventualité ?
L’adhésion au statut de Rome est un acte de souveraineté d’un Etat. Autant l’adhésion est individuelle autant le retrait est individuel. Un Etat est libre de ratifier, un Etat est libre de se retirer. Cela est la base du statut de Rome. Nous ne souhaitons pas qu’il y ait ni un retrait individuel ni un retrait collectif. Nous visons l’universalité. Nous travaillons avec le procureur pour élargir les Etats-partie et il y a une évolution. En 2008 quand je prenais fonction, il y avait 108 Etats. Aujourd’hui, nous en sommes à 124 pays. Il y a une stratégie conduite par des Etats pour un retrait, mais ce mouvement semble être derrière nous pas parce qu’il a disparu totalement, mais il semble s’amoindrir. Des Etats leaders comme mon pays, le Sénégal, le Nigeria, la Sierra Leone ont dit : «Nous restons à la Cpi parce que nous croyons aux valeurs de la Cpi.»
De grands Etats comme l’Afrique du Sud, le Burundi ont notifié à la Cpi leur retrait…
(Il coupe). Je vais en venir. Des Etats ont dit nous allons rester et engager le dialogue et la critique constructive à l’interne. D’autres n’ont pas encore démordu. La Gambie qui s’était retirée est revenue avec le retour de l’ordre constitutionnel. Ensuite, l’Afrique du Sud qui avait envoyé une lettre de retrait l’a retirée. Elle est toujours Etat-partie. Donc le retrait est derrière nous. Il reste le Burundi. Son retrait sera effectif le 27 octobre. Mais il n’affecte pas l’analyse préliminaire ouverte à la Cpi. La Cpi n’est pas contre l’Afrique. La Cpi ne vise pas les Africains. Au contraire, elle a ouvert d’autres enquêtes dans d’autres pays comme la Géorgie où nos équipes se déploient. Elle a des affaires dans les quatre coins du monde : analyses préliminaires en Colombie, en Palestine, en Ukraine, en Irak et au Nigeria. Deuxième chose, ce sont les Etats eux-mêmes qui nous saisissent. On intervient que si l’Etat dans lequel se commettent des crimes de notre compétence manque de capacité ou de volonté notoire d’enquêter lui-même. La Cpi est une juridiction de second ressort. Elle n’a pas la primauté sur les juridictions nationales. Durant l’analyse préliminaire, le procureur encourage les Etats à se saisir eux-mêmes les enquêtes et poursuites. Ce n’est qu’en cas de défaillance constatée et rapportée, dûment observée, que la Cpi ouvre une enquête. Et dans certains pays comme le Mali ou la Côte d’Ivoire, on nous a dit dès le début «nous ne pouvons pas juger», mais même avec ça nous avons l’obligation de vérifier si des enquêtes ne sont pas menées pour éviter demain que la procédure ne soit déclarée irrecevable. Nous voyons la Cour suprême jusqu’au juge de base pour nous assurer que des procédures véritables n’ont pas été ouvertes. Le statut de Rome est mis en place pour protéger les victimes. Vous voyez la violence avec laquelle les femmes, les enfants et les personnes âgées sont tués à la machette en plein jour dans des circonstances abominables. En tant qu’Africain, je dirai même s’il s’agissait d’une justice blanche, comme semblent le dire certains, qui me rend justice, je suis preneur en sachant que c’est faux. Le procureur est une Africaine. Le Comité exécutif qui le conseille est à un tiers africain. Un tiers du personnel qui se déploie tous les jours est africain.
Est-ce que les critiques de certains pays africains contre la Cpi vous ont permis de repenser vos relations avec ces Etats, ne serait-ce que du point de vue de la perception de la Cour ?
La perception est là. Elle peut même être vraie dans les faits parce que nous sommes en Afrique. Sur les dix affaires, il y a pratiquement 9 qui sont en Afrique, à part la Géorgie. Mais je vous assure que sur les 9 affaires, il n’y a que deux saisines du Conseil de sécurité de l’Onu, à savoir la Libye et le Darfour. Le reste, ce sont les Etats africains qui nous ont dit : «Nous ne pouvons pas juger.» Nous sommes en Afrique parce qu’on nous a appelés. Nous ne sommes pas en Afrique parce qu’on le veut. Ces personnes qui sont appelées à la Cpi ont été demandées sur la base de preuves acceptées par des juges indépendants. Ces personnes en cours de procès bénéficient de la présomption d’innocence. Atten­dons la fin pour voir si le Bureau du procureur a raison ou a tort !
Mme le procureur de la Cour pénale internationale (Cpi) est au Mali pour rencontrer Ibrahima Boubacar Keïta. (Ndlr : l’entretien a eu lieu le mercredi) Quelles sont ses missions au Mali ?
Mme le procureur le fait régulièrement dans les pays de situation, c’est-à-dire des pays où nous enquêtons. Nous avons enquêté au Mali et à la suite de ces enquêtes, un Malien du nom de Al Mahdi a été jugé et condamné. Et une décision de réparation a été rendue. C’est normal que le procureur se rende au Mali pour remercier les autorités maliennes de la bonne coopération que nous recevons au niveau politique, diplomatique et judiciaire. Ensuite, elle va expliquer pourquoi nous avions privilégié la destruction du patrimoine culturel. Nous avons ciblé des incidents à Gao, Adel Rock et à Tombouctou et dire à la population que les enquêtes se poursuivent.
Quelles sont les autres affaires que vous ouvrez actuellement au Mali ?
Si je vous le dis, je brise la confidentialité. Vous pouvez lire entre les lignes. Les enquêtes se poursuivent. Des incidents avaient été mentionnés au moment des enquêtes. On avait dit Tombouctou, Adel Rock et Gao nous intéressent à cause de la gravité des crimes qui y sont commis. Les enquêtes se poursuites et d’autres vont être ouvertes.
Des journalistes maliens avec qui nous partageons ce séminaire ne comprennent pas que, depuis plusieurs années que leur gouvernement vous ait transmis des éléments liés aux massacres de soldats maliens à Aguel’hok, vous n’ayez pas ouvert une enquête. Et paradoxalement, vous vous intéressez à la destruction de Mau­solées de Tombouctou…
Les Mausolées de Tom­bouctou ne sont pas le patrimoine culturel du Mali. C’est un patrimoine africain et mondial. Le statut de Rome considère ce crime comme extrêmement grave. Parce qu’il porte atteinte à la dignité aux éléments de croyance d’une religion. Ce ne sont pas des pierres qui ont été détruites. De­man­dez aux habitants de Tombouctou ! Ils aiment leur patrimoine. Mais les enquêtes se poursuivent. C’est un problème de séquençage. A­gue­l’hoc est une zone difficile d’accès avec beaucoup d’insécurité. Nous devons protéger nos enquêteurs et des témoins avec qui nous interagissons. Il y a toute une procédure à mettre en œuvre. Parce qu’il n’est pas question que la Cour interagisse avec quelqu’un dont la vie se trouve après en péril ou celle de sa famille. Et c’est tout ça qu’il faut tenir compte dans les critères de priorisation des enquêtes. Mais les enquêtes se poursuivent. Il y aura d’autres affaires par rapport aux incidents dont vous faites allusion.
En Côte d’Ivoire, on reproche également à la Cpi de faire du deux poids deux mesures. Deux camps s’y sont battus et à la Cpi il n’y a qu’un seul…
Le bureau du procureur ne cible pas un camp ou des personnes avant de faire des enquêtes. Nous avons ouvert un dossier sur la base de reconnaissance de compétence de la Cpi par les autorités ivoiriennes. Il était très clair lors de la saisine que nous enquêtons sur les crimes commis par les deux camps. Dans sa stratégie de poursuite, le procureur a séquencé son enquête qui rend leçon de ce qui s’est passé au Kenya où deux camps étaient poursuivis en même temps. Notre dossier a fondu par le simple fait que les deux camps se sont réunis par la suite et que nos témoins majeurs n’ont pas pu venir témoigner sur les éléments de crime. Pour le cas de la Côte d’Ivoire, nous avons séquencé. Il y a trois personnes qui font l’objet de mandat d’arrêt. Depuis lors, des ressources additionnelles ont été ajoutées par le procureur en termes de personnes, de moyens, d’enquêteurs. Je veux dire simplement que les enquêtes s’intensifient.
L’on se rappelle les propos de Ouattara qui disait plus aucun Ivoirien ne sera envoyé à la Cpi…
J’ai dit dans une conférence de presse, lors d’une session de formation de journalistes en Côte d’Ivoire, que le Président ivoirien ou n’importe quel Président est libre de dire je n’envoie personne. Le statut de Rome fait du système judiciaire national le premier système complémentaire de la Cpi. Quand vous démontrez votre volonté et votre capacité à poursuivre des incidents sélectionnés par la Cpi et vous le faites de manière régulière et véritable, conformément à l’esprit et à la lettre de l’article 17, aucun juge de la Cpi ne peut vous empêcher de le faire. Mais il y a un moment pour le faire et une manière de le faire. Il ne s’agit pas de dire : «Cpi restez où vous êtes, je vous livre personne, je fais mon travail» et vous le bâclez ou vous le faites d’une manière qui n’est pas respectueuse de l’article 17. Ce sont les juges dans le bureau du procureur qui vont décider de la volonté de faire venir un accusé quand on estime que les enquêtes ne sont pas faites ou que les poursuites n’ont pas été véritables.
Après les massacres du 28 septembre 2009, la Guinée peine à tenir un procès sur ce dossier. Le bureau du procureur avait ouvert une analyse préliminaire. Comptez-vous reprendre le dossier ?
Les critères pour reprendre le dossier ne sont pas remplis. Tous les trois mois au moins, les analystes de la Cpi se rendent en Guinée pour évaluer l’évolution du dossier guinéen. Ils se rendent compte que des actes d’instruction sont posés. Il y a un plan d’enquête qui donne des résultats. Des personnes ont inculpées. Des mandats d’arrêt ont été exécutés. Il y a des confrontations. A court terme, des assises seront organisées. Quel est le juge au nom de l’article 17 qui va accepter ce dossier ? Vous pensez que le procureur manque de travail pour prendre un dossier qui sera jugé irrecevable ? Il faut que les gens sachent que la Cpi est une justice complémentaire des juridictions nationales.
Mais quand les victimes disent qu’elles ne voient pas la volonté politique d’aller en procès…
Nous nous voyons la volonté judiciaire. Je ne lie pas une volonté politique parce que ce n’est pas elle qui enquête. Les analystes de la Cpi interagissent avec les enquêteurs sur la base d’un processus judiciaire. Les politiques disent que si c’est clôturé, nous trouverons les moyens pour organiser des assises. Plus de 400 témoins ont été entendus sans qu’on soit là-bas. Au début, il a fallu booster parce qu’il n’y avait pas de moyens. Le pool des juges n’avait pas une sécurité. Les locaux n’ont plus. Les autorités ont fait tous ces efforts après la venue de la Cpi.
Il y a également des enquêtes au Nigeria. Quels sont les dossiers que la Cpi suit dans ce pays ?
L’affaire Boko haram est en analyse préliminaire. Le Nigeria est un Etat-partie. Nos équipes y vont régulièrement. Les autorités ont manifesté la volonté de poursuivre. Il y a des audiences. Il y a des combattants de Boko haram qui ont été arrêtés. Allez examiner, demandez des éléments d’information pour voir pourquoi on n’a pas ouvert une enquête ! Parce qu’il y a des Etat africains qui décident de faire les choses proprement et ils le font.
Quels sont les défis au niveau de la Cpi ?
Il y a le défi de la coopération. Je vous ai dit que la justice nationale dispose des forces de police. Elle a un pouvoir coercitif. La Cpi n’a pas de pouvoir coercitif, mais il y a l’obligation pour les Etats de coopérer avec la Cour. Et dans cette coopération, il y a souvent des difficultés liées au fait que nous avons besoin de soutien politique et diplomatique très fort. Pas seulement de déclarations dans des réunions bilatérales et multilatérales. Nous avons besoin de soutien quand nos éléments se déploient sur le terrain. Nous avons besoins de documents d’assistance pour collecter des preuves dans des contextes difficiles où il y a des risques pour les témoins et les enquêteurs. Nous avons un défi de budget. Il y a aussi le défi des mandats d’arrêt. Combien de personnes sont en mandat d’arrêt international qu’on ne peut pas arrêter ? Le défi de la protection des victimes et des menaces. Nous l’avons vécu dans le procès (Jean pierre) Bemba. On a failli l’avoir dans le procès (Laurent) Gbagbo. Des personnes se sont interférées dans le cours de la justice pour essayer d’influer sur le témoignage des victimes et quand nous avons eu les éléments de preuves collectés sur la base des appels téléphoniques, nous avons eu la preuve que des témoignages ont été altérés ou été sur le point de l’être. Et que des personnes ont reçu de l’argent. C’est sur cette base qu’on a fait condamner Bemba et les autres. C’est une menace réelle.