Au moment où les pouvoirs d’argent s’emparent de pans toujours plus importants de la presse, la situation des journalistes se précarise toujours plus. Alors que le travail des organes membres de l’Icij, à la base des révélations des Panama Papers et des Paradise papers, a pu donner une certaine crédibilité au travail des journalistes, ces mêmes pouvoirs d’argent menacent de priver certains organes de presse de moyens de vivre. Une situation que Le Quotidien connaît très bien à son niveau local.
L’affaiblissement de la presse, surtout au niveau local, est un affaiblissement de la démocratie. C’est ainsi que le voit Mme Julia Cagé, Professeur d’économie en France, et membre du Conseil d’administration de l’Agence France Presse (Afp). Elle était chargée hier, de faire le discours inaugural des 46èmes Assises de la Presse francophone, à Conakry, en Guinée. Son intervention, en phase avec le thème des Assises, qui porte sur «Journalisme, investigation, transparence», a tourné sur l’état et la situation des organes des médias dans le monde, pas seulement francophones. Julia Cagé a notamment estimé que la victoire de Donald Trump aux élections américaines, n’était pas due qu’aux fake news, les fausses informations bien à la mode ces derniers temps. Si ces fake news ont pu prospérer, a-t-elle indiqué, c’est parce qu’aussi, on a tué la presse au niveau locale.
«Il y avait aux Etats-Unis, un maillage extrêmement resserré au niveau des villes, avec des titres dans chaque ville américaine. La plupart de ces titres ont disparu, ou, quand ils n’ont pas fermé, ils ont été rachetés par un ou deux grands groupes cotés en bourse pour la plupart. Ces groupes ont pour objectif principal de faire du profit, et ils ont précarisé les journalistes, et ils ont même réduit les effectifs.» Aujourd’hui, du fait de cette situation de précarisation des journalistes, les fake news prospèrent largement aux Etats-Unis. L’enseignante à Sciences Po Paris a voulu montrer que la publication des travaux du Consortium international des journalistes d’investigation (Icij en anglais), connus sous leurs vocables de Panama Papers, ou de Paradise papers, est une preuve et une marque de la vitalité démocratique et, paradoxalement, le signe des dangers qui guettent aujourd’hui la presse d’investigation. Julia Cagé a indiqué que Bernard Arnault, l’un des hommes les plus riches de France, propriétaire entre autres, de la marque de luxe Louis Vuitton Moët Hennessy (Lvmh), a décidé, à la suite de la publication des Paradise papers, de priver le journal français Le Monde, de publicité jusqu’à la fin décembre, au motif que cette publication a fait la part belle aux révélations des Paradise Papers, notamment celles concernant les petits placements secrets de M. Arnault.
Mettre en place une «société des médias à but non lucratif»
Il faut préciser que Bernard Arnault, est également actionnaire des journaux français Les Echos et Le Parisien. «Si vous regardez la couverture qui a été consacrée aux révélations des Paradise Papers depuis le 5 novembre dernier, au début des révélations, elle est bien moindre que celle qui leur a été accordée dans d’autres titres de la presse française. On peut au moins se poser la question si l’on doit y voir un lien quelconque de cause à effet.» Au moment où beaucoup de titres d’organes de presse meurent ou fusionnent avec d’autres, Julia Cagé s’inquiète du manque de transparence en ce qui concerne l’actionnariat de la presse, en particulier dans le monde occidental. Elle juge que les journalistes doivent se battre pour savoir qui exactement possède leurs médias. Parce que ce manque de transparence fait que beaucoup des journalistes sont dans l’incapacité de traiter de certains sujets, qui portent souvent sur des pans entiers de l’économie. Et cela fait que de plus en plus de lecteurs se détournent des médias pour s’informer. L’expérience et les recherches de Julia Cagé lui ont donné à penser qu’une des solutions pour sauver des titres de presse, serait de mettre en place une «Société des médias à but non lucratif», qui serait pour elle le moyen de faire vivre un journalisme indépendant et libre. C’est le moyen, pour elle, de se débarrasser de l’emprise des milliardaires qui prennent de plus en plus de place dans les conseils d’administration des organes de médias.
Tous dans le viseur de dame justice
Cette séduisante proposition n’a pourtant pas rencontré la totale adhésion de l’assistance. Un journaliste algérien a donné son exemple, en expliquant s’être trouvé actionnaire dans une société de médias détenue par les journalistes membres de l’organe. Il lui a suffi d’entamer une enquête sur une entreprise dans son pays, pour voir que les dirigeants de l’entreprise en question ont racheté les parts de ses associés, et ont pu l’expulser de sa propre boîte. «Et je ne peux même pas recourir à l’aide de l’Etat, parce que j’enquête chaque fois sur leurs pratiques.» Et il se retrouve aujourd’hui dans une situation cornélienne.
Comme en écho à cette complainte, le Pdg du Groupe de presse marocain EcoMédias, M. Abdelmounaïm Dilami, a souligné les déboires que les nombreux procès intentés à son groupe lui font subir, et le regard que lui jette la justice. Ainsi, assurera-t-il, il est quasiment chaque semaine au Tribunal de Casablanca pour répondre d’une plainte. «Maintenant d’ailleurs, je demande à mes journalistes de ne pas y aller avec moi, puisqu’ils n’y sont qu’à titre de complices, moi en tant que directeur de publication, étant le prévenu principal. Cela permet de ne pas les inhiber dans leurs investigations futures.» Le plus intéressant est pour lui, d’avoir fini par comprendre que, pour les juges, «surtout au Maroc, un fait n’est établi que s’il y a eu jugement et condamnation définitive. Vous pouvez parler de cas de corruption ou de vol, mais si la justice n’a pas encore tranché, toutes les preuves que le journaliste présentera n’empêcheront pas de le faire condamner». Ce qui fait, juge M. Dilami, que tant que le juge marocain a cette conception de la loi, il sera difficile au journaliste marocain de faire son travail d’investigation.
Au cours des débats qui ont suivi, M. Dilami et plusieurs personnes dans l’assistance, ont pu se rendre compte que la situation ne concernait pas que le Maroc, et que bien d’autres magistrats dans bien d’autres pays avaient une vision similaire de leur code pénal.