Le 7 décembre dernier, le Président Macky Sall présidait la cérémonie officielle de lancement des activités de l’Aéroport international Blaise Diagne (1872-1934). Sous d’autres cieux, la notoriété du parrain de la plateforme aurait obligé les médias à penser ce pan important de l’actualité nationale dans son historicité. Un éditorialiste – n’importe lequel – aurait même été bien inspiré de tirer de l’éthique de Diagne, maire de Dakar de 1920 à 1934, un éclairage sur le présent qui divise l’opinion du fait des déconvenues de l’actuel édile de la capitale sénégalaise.
En 2008, à l’occasion de la célébration de la naissance du prophète Mahomet (Psl) à l’esplanade du Champ de Courses de Tivaouane, Serigne Cheikh Ahmed Tidiane Sy (paix à son âme) rapporte une réflexion de Blaise Diagne, très amaigri aux yeux de Serigne Babacar Sy (Rta). Au grand khalife, Diagne explique son amaigrissement par quatre choses : la propension pathologique de son camp (victorieux) à faire la bamboula, le mensonge récurrent et conspirateur de son opposition, le cynisme du colonisateur, maître dans l’art de diviser pour régner, et le complexe qu’il a dans sa relation avec son épouse européenne. En nous rappelant ce bref échange de civilités entre le spirituel et le temporel, Serigne Cheikh nous intimait à éclairer le présent (tumultueux) par notre passé.
Comparaison n’est peut-être pas raison, mais sur les deux premiers aveux de Blaise Diagne, tout le monde devrait se reconnaître aujourd’hui. Pour sa part, le Président Macky Sall n’a pas attendu trop longtemps pour dire ses quatre vérités à ses amis et camarades de l’Alliance pour la République. Le 8 mars 2014, au détour d’une réunion du directoire du parti au complexe hôtelier Terrou-Bi, le président de l’Apr, prenant à témoin son camarade, le Premier ministre Aminata Touré, présente à la rencontre, disait être déterminé à ne rien faire qui laisserait penser à quiconque que l’heure de faire la bamboula a sonné. Mais rien n’y fait : l’opposition, dont l’affolement s’explique par l’incapacité à concocter une alternative crédible aux politiques publiques depuis six ans maintenant, ressasse les refrains mensongers dont Diagne conspuait en vain les auteurs. Pour les opposants d’aujourd’hui, décidés à abuser l’opinion pour le pouvoir, le maire de la ville de Dakar Khalifa Ababacar Sall n’a jamais rien fait pour que justice soit faite.
L’un deux, Cheikh Bamba Dièye, exaspérerait Blaise Diagne du fait de sa mauvaise foi s’il en était le contemporain. Auteur d’une prétendue Thérapie pour un pays blessé, M. Dièye écrit (p.158) : «Je souscrirais au retour de la peine capitale au Sénégal si au préalable nous corrigeons les imperfections dans les deux piliers de notre sécurité que sont la police et la justice.» Mais à qui s’appliquerait-elle ? Le thérapeute Dièye répond : «Je militerais aussi pour que cette sanction ne soit pas seulement réservée aux crimes odieux, mais aussi qu’elle soit appliquée à tous les délinquants financiers qui délestent le Trésor public de nos milliards en toute impunité.» Pourtant, depuis qu’il s’improvise avocat de la défense dans le dossier de la régie d’avance de la mairie de Dakar, l’ancien maire de Saint-Louis, plutôt évasif, ne convainc personne. Que resterait-il au juge sénégalais s’il n’avait plus le pouvoir de dire le droit et de faire appliquer la loi au nom de la société, au prétexte que le justiciable est dans l’opposition et veut être président de la République ? Pour n’avoir écrit nulle part dans son ouvrage qu’il mettait quiconque au défi de montrer une seule faute dans sa gestion, l’ancien ministre Cheikh Bamba Dièye fait une omission capitale. C’est naturellement à la justice que revient le dernier mot à chaque fois qu’elle est saisie d’une affaire.
Anne, Patrick et le candidat de la droite
Dans la brèche laissée par l’opposition sénégalaise s’engouffrent le maire socialiste, ou ce qu’il en reste, de Paris, Anne Hidalgo, et son adjoint Patrick Klugman. Mais aucun des deux activistes parisiens n’a le privilège indu du préposé à la zizanie (coloniale) dont se plaignait Diagne. Il suffit d’ailleurs de très peu pour montrer à Hidalgo et Klugman leur malhonnêteté intellectuelle et politique dans l’évocation des idéaux au nom desquels ils disent vouloir sauver des «maires en danger» dans le monde.
Soutien de taille du candidat socialiste Benoît Hamon, Mme Hidalgo préféra le retrait de François Fillon de la course à son maintien dans une élection considérée, quelques mois plus tôt, imperdable pour la droite française. Sur sa page Facebook, le 4 mars 2017, Mme Hidalgo tenta de dissuader le candidat Lr (Les Républicains) à prendre la parole place du Trocadéro devant ses partisans. «Il apparaît, écrit-elle, que ce rassemblement n’a d’autre but que de manifester leur opposition aux magistrats, aux services de police et aux journalistes qui participent depuis plusieurs semaines, chacun à leur niveau et dans leur rôle, à faire éclater la vérité.» En conclusion, elle ajoute qu’«en tant que maire de Paris, je demande à François Fillon de retrouver la dignité et le sens des responsabilités qu’un grand nombre de Français lui ont prêtés lors de la primaire, en renonçant à organiser cette manifestation qui met en danger les principes républicains que nous avons en partage». Pour Anne Hidalgo, «l’opposition aux magistrats» sénégalais dans une affaire pendante devant la justice n’est pas aussi blâmable que celle dont elle accusa l’adversaire Fillon et ses amis politiques. A l’opposition sénégalaise de juger.
Les réflexions de M. Klugman sur le même sujet l’y aideraient beaucoup. Sommant François de partir, l’avocat Klugman, dans un style ciselé, instruit à charge le dossier de Fillon : «Ce n’est pas tant sa convocation qui doit l’amener à renoncer, mais la dérive dans laquelle il s’enfonce heure après heure et qui ont transformé sa campagne pour la présidence en menée factieuse contre la République : mise en cause des juges, de la justice, ‘’complotisme’’, tout y est, n’en jetez plus !» (La règle du jeu, n° 62). Les vérités de Patrick Klugman ne sont valables que sous le ciel parisien. C’est en cela qu’elles exaspèrent les démocrates et républicains sénégalais indépendamment du camp dont ils se réclament. Nous nous demandons comment tout cela, à l’heure de l’internet et des réseaux dits sociaux, a bien pu échapper aux journalistes des médias nationaux plutôt enclins à commenter les communiqués hâtifs d’instances politiques tétanisées. Dakar n’a de leçon de démocratie à recevoir d’aucune partie du monde.
Démocratie locale
Interrogé par le Journal du dimanche (Jdd) daté du 10 décembre 2017, Patrick Klugman dit avoir dressé «un triste constat» en ces termes : «Jusqu’ici, il y avait des cibles traditionnelles dans les régimes autoritaires : les journalistes, les militants politiques, les artistes, les juges – (pas ceux du Sénégal) -, les avocats… Or, nous nous rendons compte que les maires et les élus locaux sont également en train de devenir des cibles politiques. Ils sont en prise directe avec les citoyens en première ligne. Ils incarnent la démocratie locale, donc ils gênent ces régimes autoritaires qui ont tendance à se durcir.» Inutile de dire qu’aucun Sénégalais ou presque ne considère que son pays est concerné par cette sentence. Lui-même avocat et maire-adjoint, M. Klugman est manifestement juge et partie. Rien de grave pour celui qui considère que le juge français est plus digne de confiance que son collègue sénégalais. Si Patrick Klugman s’intéressait autant que nous à la cohérence discursive, il s’apercevrait que le dernier plaidoyer du Président du Sénégal en trois temps (Acte 3 de la décentralisation, consécration de nouveaux pôles territoires et régulation par un Haut conseil des collectivités locales) rend irréversible la démocratie locale à la consolidation de laquelle participent activement les élus locaux qui ne confondent pas leur mandat local à celui, non encore acquis, d’élu national pour l’ensemble des circonscriptions que compte leur pays. M. Klugman s’en apercevrait s’il se rendait au Sénégal. Peut-être même qu’un petit tour dans les grandes librairies parisiennes lui suffirait sous peu.
Les Etats unitaires comme le Sénégal et la France sont naturellement jaloux de la souveraineté qui les différencie notoirement de toutes les autres personnes morales (régions, départements, communes, établissements publics, associations et sociétés commerciales) ne jouissant pas de la même prérogative. C’est la raison pour laquelle un Président français, nouvellement élu, est traditionnellement reçu par l’édile de la capitale. C’est avec enthousiasme que le maire de Paris, Anne Hidalgo, se conforma au rituel le dimanche 14 mai 2017. «J’aurai le plaisir d’accueillir notre nouveau président de la République Emmanuel Macron. J’appelle les Parisiennes et Parisiens à venir nombreux sur le parvis de l’Hôtel de ville pour participer à cette cérémonie républicaine», avait-elle écrit sur Twitter. Plutôt que de faire croire aux élus locaux du monde entier qu’ils seraient au-dessus des lois de leur pays, Mme Hidalgo qui ne se voit pas pour l’instant à l’Elysée ne ferait-elle pas mieux d’encourager partout ailleurs dans le monde le dialogue entre le global et le local non antinomiques ? Cela coûte beaucoup moins cher qu’un «observatoire international – (vaniteux et arrogant) – des maires en danger».
Grand architecte du local jusqu’à sa mort en 1934, Blaise Diagne parraine le global, 83 ans plus tard, associant ainsi son nom aux lignes aériennes qui relient Diass aux autres continents. Maire pendant 17 ans d’un des plus beaux villages de France – Lourmarin dans le Vaucluse –, son petit-fils, Blaise, fut un grand défenseur du patrimoine. Parlant du local (Africultures, décembre 2005) lors d’un entretien avec la photographe et artiste plasticienne Corrine Deriot, Blaise Diagne (le petit-fils) laisse entendre que «ce qui est important pour moi, c’est l’intérêt collectif. Et ça, c’est ce que mes parents m’ont transmis. Et le collectif n’est pas le cumul des intérêts individuels». Sa vie et son œuvre devraient, un peu plus de cinq mois après sa mort à l’âge de 63 ans, inspirer les maires de Dakar, de Paris et d’ailleurs.
Abdoul Aziz DIOP
Conseiller spécial à la Présidence de la République