Aujourd’hui qu’on peut raisonnablement oser penser que la rentrée des classes est effective sur l’ensemble du territoire national, c’est peut-être le moment de passer aux questions sérieuses, de poser les vrais problèmes de l’école sénégalaise.
J’écrivais il y a quelques mois dans un petit opuscule dont je regrette de n’avoir pas suffisamment fait la publicité que le problème de fond de l’école sénégalaise aujourd’hui, malgré les apparences, n’est pas seulement d’ordre matériel ni même de personnel.
Qu’on ne me fasse pas dire ce que je ne dis pas. Je ne dis pas que les problèmes de l’école sénégalaise ne sont pas d’ordre matériel et de personnel, mais qu’ils ne sont pas seulement d’ordre matériel et de personnel. Je ne dis donc pas qu’il ne faut pas résorber les abris provisoires, équiper les classes de tables-bancs, de bureaux pour les maîtres et d’armoires pour le matériel. Je ne dis pas qu’il ne faut pas continuer la formation des maîtres, au plan pédagogique comme culturel, les mieux rémunérer, etc. Ce que je dis est que le problème de l’école sénégalaise est en bonne partie ailleurs. Et sur ce point, nos autorités qui investissent si peu dans l’éducation – elles devraient faire beaucoup plus et elles le peuvent – n’ont pas totalement tort de se plaindre des résultats décevants de ce peu qu’elles y investissent, parce qu’après tout, ce peu se chiffre à des centaines de milliards de francs. L’école sénégalaise aujourd’hui, c’est un énorme gâchis. Ce qui la plombe, c’est la confusion théorique et méthodologique dans laquelle elle est empêtrée, confusion à nulle autre pareille qui n’a jamais été vue auparavant.
Quand par exemple on conduit une cohorte d’élèves pendant six ans et qu’au bout de ce temps on fait le constat que la plupart d’entre eux ne sait pas lire (déchiffrer), on ne peut plus accuser le manque de moyens matériels, ni la formation des maîtres. Même des mamans sans aucune qualification pédagogique ont, dans l’arrière-cour de leur cuisine, appris à lire à leur rejeton.
Ce qui est en cause, ce sont les méthodes et les techniques employées. Nos enfants savent de moins en moins lire. Si le phénomène n’est pas spécifiquement sénégalais, c’est chez nous qu’il est peut-être le plus prononcé dans la sous-région ces derniers temps. Le Sénégal recule de plus en plus dans les «évaluations internationales» de français et de lecture. Nous ne sommes plus aussi «performants» comme c’était généralement le cas autrefois. Il n’y a pourtant aucun mystère là-dessus. Si nos enfants lisent mal ou même ne savent pas lire du tout, la responsabilité en incombe aux méthodes que nous utilisons.
L’histoire du manuel d’apprentissage de la lecture au Sénégal peut se résumer comme cela : Le premier syllabaire qui fut conçu uniquement pour des enfants africains a été le très célèbre Mamadou et Bineta de l’inspecteur Davesne, publié en 1931. Mamadou et Bineta ne se targuait pas d’être révolutionnaire. C’était pour parler le jargon professionnel, une méthode syllabique, c’est-à-dire qui, comme son nom l’indique, partait des lettres pour aller aux mots et à la phrase. Mais pour sacrifier à l’air du temps – la vogue était alors, du moins théoriquement, aux méthodes dites globales, (l’œil percevrait des ensembles structurés et non des éléments isolés – Davesne, prudemment, (les pédagogues sérieux sont prudents parce qu’il s’agit de l’avenir d’êtres humains et aussi parce qu’il s’adressait à des enfants qui ne parlaient pas français), se résolut à partir d’un mot. On appela sa démarche «méthode syllabique à départ global». Mais en réalité, c’était une méthode syllabique, pas même semi-globale. Pour étudier la lettre P, on partait par exemple du mot pipe, acquis globalement. Davesne trou­vait d’ailleurs un peu futile la querelle méthode globale-méthode syllabique parce que, écrivait-il, l’analyse et la synthèse, la composition et la décomposition sont des actions complémentaires. Comme il avait dans un sens raison ! La méthode globale n’a, – fort heureusement – été mise en œuvre intégralement nulle part.
Son manuel eut un immense succès : succès de librairie rarement égalé et qui dure – avouons-le, encore aujourd’hui. Mamadou et Bineta continue à être édité et pratiqué (sous le manteau). Le problème est qu’à l’indépendance, comme s’ils étaient jaloux de ce succès, les promoteurs de nouveaux syllabaires se rabattirent, comme qui dirait, à bras raccourcis sur le livre de l’inspecteur d’enseignement français. On le sortit des classes parce «colonialiste» et «dépassé» au plan méthodologique. Tous relevèrent le défi de dépasser Davesne, de le sortir. Ils n’y sont, et jusqu’à ce jour, toujours pas encore parvenus. Leurs ouvrages portent tous en creux Mamadou et Bineta. C’est toujours le récit des années d’enfance et d’école de deux enfants. Or, c’est là que réside la charge idéologique de Mamadou et Bineta, charge qu’ils trimballent avec eux, sans pouvoir s’en défaire ou la désamorcer, ni même la soupçonner.
Le premier ouvrage qu’ils produisirent et qui eut la durée de vie la plus longue est le Sidi et Rama de la Méthode pour parler français du Clad. Il fut appliqué de 1965 à 1980.
La méthode n’avait aucune légitimité dans le domaine. Conçue à l’origine pour l’enseignement de la langue, elle s’était arrogée par la suite celui de la lecture. En effet, le corpus sur lequel il s’appuyait, – le français fondamental (F.F.) – provenait du dépouillage d’enregistrements de conversations orales prises dans la rue en France et ne reflétaient donc que la langue orale courante. Le Clad était une méthode fondamentalement orale et ne pouvait donc traiter de l’écrit, à moins de considérer celui-ci comme une simple transcription de l’oral.
L’innovation du Clad était de partir d’une phrase. Mais comme les enfants à leur arrivée à l’école ne parlaient pas français et qu’il fallait qu’ils comprennent ce qu’ils lisaient, il a fallu tirer cette phrase du seul stock de français que ces enfants possédaient, à savoir les «dialogues» des leçons de langage qu’ils a avaient mémorisés précédemment. Les résultats de la conjugaison de ces artifices ne furent pas convaincants, ce qui ne fut pas étranger à la suppression de la méthode, au-delà de l’hostilité qu’elle suscitait par ailleurs. Après la suppression de la méthode Pour parler français, ce fut à une structure dénommée Institut national d’études et d’actions pour le développement de l’éducation (Ineade) que fut confiée l’élaboration des manuels scolaires dont ceux de lecture.
Celle-ci – et ses succédanées aujourd’hui – partent d’une scène de la vie familière, scène jouée par les enfants et dont on tirait un court texte parce qu’«on ne lit pas des mots, mais des textes complets». C’étaient les seuls vagues échos qui leur parvenaient du champ des luttes théoriques sur la lecture et son enseignement. Les enfants devaient apprendre ces textes, c’est-à-dire apprendre à reconnaître, photographier chaque mot, alors qu’ils ne savent pas lire. C’est à ce travail de fou, ce travail insensé que nos enseignants et leurs élèves se livrent aujourd’hui, tous les jours, dans nos classes. Cela, naturellement, est inexorablement voué à l’échec ; on connaît le nombre de mots qu’un enfant peut apprendre à reconnaître visuellement. Tant que ce sera cette méthode qui sera em­ployée, nos enfants ne sauront pas lire, seront faibles en lecture, et en conséquence faibles dans les autres disciplines, et cela, que l’année scolaire soit apaisée ou pas, perturbée ou non. Que ce soit dans un an ou dix, les résultats seront les mêmes.
On nous signale que chez des maîtres, voir dans des circonscriptions un mouvement de résistance et de désobéissance s’amorce. On augmente de plus en plus la dose de déchiffrage, de méthode syllabique dans l’enseignement de la lecture. Ce n’est pas bon, mais c’est mieux que rien.
Alioune SALL
Inspecteur de l’enseignement à la retraite Alioune sall47@yahoo.fr