Moussa Touré, figure incontournable du cinéma sénégalais, était présent à la dernière édition des Journées cinématographiques de Carthage. L’auteur du célèbre film «La pirogue» a accepté, à cette occasion, de se prêter au jeu de questions-réponses avec Le Quotidien. Et comme à son habitude, sans tabou.

Vous êtes venu à Car­thage, non pas parce que vous avez un film en compétition, mais pour voir des films. Alors, quelle est l’impression générale qui se dégage de la sélection ?
Je trouve qu’il y a une belle programmation. Et je crois que chez les Marocains et Tunisiens, il y a vraiment quelque chose qui commence à sentir bon. Je viens de voir un jeune film gabonais, il est vraiment magnifique, M07, ah ce film il est magnifique. Je ne comprends même pas comment on a fait, et ce film est passé inaperçu à Ouaga…parce qu’il était à Ouaga. Il est vraiment magnifique ce film. De façon générale, il y a une très belle sélection. Et puis, vous savez la Tunisie, ce sont les jeunes qui font vivre le cinéma. Dans les salles, c’est rempli de jeunes et c’est ce qui nous manque. Ce qui manque à toute l’Afrique, on le retrouve ici. Dans toutes les salles c’est rempli que de jeunes, les 65% des cinéphiles sont des jeunes. Je crois que dans la généralité, il faudrait que nous réfléchissions, nous autres, pour voir comment faire. Parce qu’un cinéma, il faut qu’on le voit et nous, notre cinéma, il est visible dans des festivals, mais ici il y a du cinéma et les gens viennent voir les films. Et c’est la jeunesse. Je crois que dans cette généralité, il faut que nous apprenions comment ils ont fait pour en être là. Comment ils ont fait pour que les salles soient remplies comme ça. Mais plus que n’importe quel festival du monde, il y a une jeunesse ici en Tunisie qui porte le cinéma. Parce que dans les festivals du monde, il n’y a pas la jeunesse. Ici, c’est la jeunesse qui est dans le festival… C’est ça qui fait qu’on est heureux.

Qu’est-ce qu’on peut faire pour que la jeunesse sénégalaise revienne au cinéma ?
Vous savez, ici ce qui s’est passé c’est qu’il y a des cinéphiles, des cinéclubs. Et il y a des amateurs. Cela veut dire qu’il y a des cinéastes amateurs. Dans les autres pays africains, on est cinéaste, point. On n’est pas amateur. Il n’y a personne qui se nomme amateur. Même si un jeune tu lui parles d’amateurisme, il va te balancer. C’est ce qui nous manque là. Si on veut revenir à ça, il faut qu’on aille dans le cinéma amateur, dans la cinémathèque, il faut qu’on revienne en arrière parce que tous ces jeunes Tunisiens que vous voyez connaissent tous les vieux. Ils connaissent leur cinéma, ils ont des cinémathèques, ont fait passer tous les films anciens. Je crois que si on ne fait pas ça dans les autres pays, jamais on ne va arriver à un système qui permet d’avoir le résultat qu’ils ont. Il y a une jeunesse en ce moment, africaine, qui fait des courts métrages, qui se retrouvent dans les festivals, qui vont et viennent. Mais la solution n’est pas là, il faut qu’on aille à la base. La base c’est quoi ? C’est qu’on ne peut pas aller de l’avant, si l’on ne connaît pas son cinéma. Et c’est ça qui fait leur force… Il faut que notre politique, et les gens qui dirigent notre cinéma, travaillent vers ça. Mais ils travaillent moins pour ça. J’ai l’impression qu’ils travaillent juste pour une jeunesse qui part dans les festivals qu’une jeunesse qui connaisse et reconnaisse son histoire cinématographique. C’est ça le drame. Pour moi, c’est un drame.

Est-ce que c’est pour cela qu’à votre niveau vous avez commencé à prendre des initiatives, notamment des projections de films dans la banlieue et principalement un projet avec l‘Institut français ?
Oui ! Vous savez moi, ça fait 13ans que je fais un festival où je projette des films dans la banlieue. Mais vous savez, ça n’intéresse pas beaucoup de gens. Moi, jamais le ministère ou les autres ne m’ont aidé dans ça parce que leur vision est ailleurs. Moi, j’ai toujours fait ça, j’ai tellement fait ça que maintenant l’Union européenne, l’Institut français sont venus vers moi pour me demander de faire des projections en banlieue parce que vous savez, le cinéma, s’il reste là où il est, jamais on ne va le voir. Et moi j’ai toujours dit, il fallait faire des salles de cinéma en plein air en banlieue, dans toutes les banlieues. Mais si on veut faire des salles de cinéma climatisées, on va avoir quels genres de cinéphiles… Comment peut-on prioriser des salles climatisées ? Nous avons des coupures de courant à tout instant, même des coupures d’eau. Ou est-ce qu’on va puiser l’énergie, où est-ce qu’on va chercher les cinéphiles. Et puis, on fait des salles climatisées au centre de la ville. On le fait dans la ville alors que les Peuples africains n’habitent pas dans la ville, tous les Peuples africains habitent en banlieue. Avec ce que nous avons, on a du matos pour ça. Il faut faire des salles de cinéma avec des bancs, avec un écran, fait avec du ciment peint en blanc, avec des murs et qu’on fasse payer aux gens 10 Cfa ou 100 Cfa. C’est possible et ça va relancer notre cinéma. Nous avons de l’espace… Il faut faire des salles en banlieue comme par exemple à Soweto, en Afri­que du Sud. Ils ont fait des salles dans les banlieues. Ils ont commencé à faire des supermarchés dans les banlieues et puis là, maintenant ils font des salles dans les banlieues. Mais c’est ce qu’il faut faire. Et puis, il faut aller avec ce que l’on a.

Pourtant, la direction de la Cinématographie a commencé à développer une politique de rénovation et de construction de salles de cinéma…
Vous savez, nous avons 2 milliards pour le Fopica, mais avec ces 2 milliards tu veux faire des salles, des films qui ne sortent pas. Et puis, qu’est-ce que cela veut dire ? Faisons des salles avant de faire des films. On a des films qui ne sont jamais sortis. Donc, il fallait faire des salles avant de produire. On devait nous donner de l’argent et faire des films, mais non pas des salles comme en Europe, mais des salles en plein air où on peut voir. Plein air ça veut dire 4 murs…

Vous avez évoqué tout à l’heure les 2 milliards que le Président a donnés pour le Fopica. Vous en avez bénéficié aussi non ?
Non ! En réalité, moi j’avais déposé un film sur la jeunesse et la politique, mais ils m’ont donné, je crois, 3 millions. Et je leur ai retourné cela.

Ah bon, pourquoi ?
Mais bien sûr, je leur ai remis cela. Je n’ai pas pris ça parce que tout simplement je ne comprends pas. Vous savez leurs histoires là, les gens qui sont autour du Fopica là, ils donnent à qui ils veulent, ils se donnent encore aussi les choses. C’est-à-dire, il y a encore des producteurs qui sont dans la commission, qui ont des projets et toujours leurs projets passent. Donc, voilà. Mais bon, quand on parle de milliards, tout le monde se lève et tout le monde a faim. Et puis, tout le monde y va et quand on te donne et puis tu la boucles, les autres à qui on ne donne pas boudent. Moi je leur ai remis ce qu’ils m’ont donné parce que j’estime que s’il y a le Fopica aujourd’hui, je fais partie des gens qui font qu’on a obtenu ce fonds. Parce que le milliard qu’on a eu, c’est grâce à Alain Gomis et moi. C’est nous deux qui avions triomphé au Fespaco en ramenant des Etalons…. Au fait, il y a des gens qui ont des faveurs, mais plus que d’autres, point final. Moi, j’ai remis l’argent et puis en remettant l’argent, je crois que tu n’as plus le droit de déposer. Donc je ne vais plus jamais déposer.

Vous avez retourné les 3 millions parce que vous estimez que c’est peu vu votre parcours et votre rang, c’est ça ?
Non ! Mais parce que, eux, ils ont estimé que ce que j’ai écrit, il faut une aide au développement. Bon, après moi je leur ai remis ça… En réalité, on m’a poussé à déposer… Il y a une jeunesse, vous avez peu d’argent, parce que, 1 milliard ce n’est absolument rien, laissons ça à la jeunesse. Ils m’ont dit, «non, il faut que tu déposes». Et bon dans leur comité, vous savez il y a des gens qui aiment et d’autres qui détestent. Donc voilà, moi je ne rentre pas dans un débat comme ça. Je crois qu’avec William Mbaye, Alain Gomis et moi, on devrait quand même avoir quel­ques priorités parce que nous avons été des drapeaux quand même. Moi je suis venu ici à Carthage l’année dernière, j’avais le drapeau du Sénégal. A Ouagadougou, j’étais là-bas aussi en tant que drapeau du Sé­né­gal.

Donc, vous n’allez plus jamais déposer pour le Fopica ?
Je crois que dans les articles que j’ai lus, si tu n’as pas consommé ou quand tu rends l’argent, c’est comme si c’est fini. Normalement, si je redépose, on va me dire que je n’ai plus le droit de déposer.

Mais pouvez-vous déposer pour un autre projet ?
Je ne crois pas. C’est ça ! Mais franchement, le Fopica c’est bon pour les gens qui ont faim parce que vous savez, il y a des gens, ça fait 27 ans qu’ils n’ont pas réalisé un film et ils se réveillent. Tous ces gens-là qui sont de ma génération ou non qui n’ont pas eu la possibilité de tourner pendant des années et des années, c’est une bonne chose pour eux. Parce qu’il ne faut pas être négatif. Je trouve que ces gens-là ont faim cinématographiquement et moi je n’ai pas trop faim.

Il y a des réalisateurs de votre génération qui, com­me vous, souhaitent qu’une faveur soit faite aux an­ciens. Mais comment cela est-il possible avec 2 mil­liards ?
Je ne crois pas qu’il y ait une faveur. Je crois qu’on ne peut pas mettre 2 milliards pour tout le monde. J’ai été dans des commissions. J’ai eu une aide à la Culture tout récemment, mais je n’étais pas du premier collège, j’étais du troisième collège. Il y a des collèges dans le cinéma. Tu ne peux pas mettre de l’argent pour tout le monde. Et le petit qui n’a jamais fait de film et celui qui a fait plusieurs films. Ce n’est pas possible. C’est pourquoi quand on parle de faveur, je crois qu’il faudrait quand-même qu’on fasse des collèges. Et avec l’argent que nous avons, c’est très peu pour avoir des collèges. 1 milliard ou 2 milliards c’est très peu. C’est pourquoi quand on m’a interviewé à la télé le jour où Macky Sall a mis 2 milliards et que la journaliste m’a demandé si j’étais content, j’ai dit : je suis content qu’on nous donne notre argent parce qu’il faut que le Peuple africain se rende compte que cet argent que le Président nous donne est notre argent et il faut remercier les présidents de la République qui ont compris que l’argent nous appartient et qu’ils nous le donne. Elle était étonnée, et je lui dis : mais bien sûr madame. Mais 2 milliards, c’est peu pour le cinéma.

2 milliards c’est aussi mieux que rien…
Je vais vous donner un exemple. Il y a des gens à qui on a donné 100 millions et 150 millions pour cette année. 150 millions pour un film, ce n’est même pas le labo. Le Sénégal a donné 100 millions à Alain Gomis, alors que son budget, je crois, était de 900 millions. Mais comment tu peux donner 100 millions sur 900 millions pour être majoritaire ou autre ? Donc, même les films à qui on donne 100 millions, ils ne peuvent plus être sénégalais parce qu’au fait, il faut voir la majorité dans un film. Donc, le Sénégal donne 100 millions, il va aller ailleurs pour chercher les 800 millions qui restent et il va revenir que le film n’est plus sénégalais. Ça c’est un drame. Ce n’est pas possible ça. Soit tu prends un film, tu lui donnes les moyens, et c’est un Sénégalais entièrement, mais tu ne lui donnes pas le minimum pour qu’il aille trouver de l’argent et après le film doit être Sénégalais. Je crois que les gens qui gèrent le Fopica ne se rendent même pas compte de ça. Parce qu’eux, ils copient. Ils vont sur internet, ils regardent comment ça se passe et puis ils remettent ça. Il ne s’agit pas de voir comment ça se passe au Cnc pour le remettre. Il s’agit de savoir combien d’argent on a pour faire un film, mais pas combien d’argent on a pour faire des films. On pourrait avec les 2 milliards faire des courts métrages. Et ça c’est une méthode. Si on faisait des courts métrages et qu’on les diffusait dans des salles en plein air, ça pourrait amener un esprit cinématographique… Il faut qu’on y réfléchisse. Moi tous les films que je fais sont français et je suis Sénégalais. Je vais en faire d’autres qui vont être Sénégalais.

Vous n’avez donc aucun film purement sénégalais pour le moment ?
Les seuls films que j’ai qui sont documentaires, il y a Tgv qui est franco-sénégalais. Mais dites-moi comment il est franco-sénégalais ? Parce que j’ai des parts. Toute l’Afrique m’appartient. Toute la distribution de l’Afrique m’appartient. C’est le seul film qui m’appartient. Alors qu’en Europe on se le partage, mais moi j’ai pris toute l’Afrique. C’est ça, mais les gens ne le comprennent pas. Qu’on me dise quel est le film qui est purement sénégalais en long métrage !

Dites-nous un mot sur votre prochain film que vous êtes en train de préparer…
Vous savez, celui que je suis en train de mettre en place prend du temps. C’est un documentaire, mais long qui va durer à peu près 1h 2O. Je l’ai tourné à environ 14 – 15 ans. Depuis le début du naufrage de Joola. Je n’ai pas envie d’en dire beaucoup, mais ce sera une surprise.